I. Nous avons un problème technique, c’est la fin du monde

16Je commencerai par considérer que la fin du monde équivaut à la fin des hommes. Il ne faut pas entendre ici une définition du monde, mais plutôt un point de départ choisi intuitivement. Permettez-moi de préciser un peu mon intuition. Bien sûr, « monde » et « hommes » ne sont pas synonymes. Si je me permets ainsi de les substituer l’un à l’autre, c’est parce que je considère que le monde n’existerait pas si je n’étais pas là pour me le représenter ; réciproquement, que je n’existerais pas si je ne pouvais pas me représenter le monde ; enfin, comme « hommes » est au pluriel, j’admets que les autres individus de mon espèce entretiennent un rapport semblable au monde. La fin des hommes suffit à donner une fin du monde puisque si aucun homme n’existe, rien ne pourrait faire exister le monde. Bien que tout cela soit déjà très problématique, commençons par étudier la fin d’un tel monde.

17L’expression « la fin des hommes » renvoie autant à l’extinction de notre espèce, sa finitude, qu’à sa raison d’être, sa finalité. La fin des hommes peut donc se réaliser de deux façons : soit par le décès de tous les êtres humains, jusqu’au dernier ; soit par l’accomplissement complet de notre raison d’être commune.

18Par les temps qui courent, l’anéantissement semble plus probable que l’accomplissement. Mais cela n’a pas toujours été ainsi. Dans la tradition judéo-chrétienne, la croyance en l’apocalypse est une croyance en la fin du monde en tant qu’accomplissement de la raison d’être des hommes et des lieux qu’ils habitent. En effet, tout ce que nous connaissons du monde ne prend réellement son sens qu’au moment du jugement dernier, lors duquel les vivants et les morts sont transférés dans une existence de mille ans, soit de pur bonheur, soit de souffrances extrêmes. Ce jugement sonne la fin parce que nous atteignons notre but, et non parce que nous sommes supprimés.

19Ce n’est pas pour rien si la fin des hommes comme anéantissement nous semble aujourd’hui beaucoup plus probable. En fait, c’est notre propre activité qui apparaît aujourd’hui comme une des plus sérieuses menaces à notre existence. En effet, nos activités techniques, notamment celles industrielles, nous posent des problèmes d’ordre écologique. Elles modifient à tel point nos conditions d’existence, notamment l’état de la planète Terre, que notre capacité à continuer à vivre dans ces conditions est menacée. Ce qu’il y a de troublant dans ce constat, c’est que cela pourrait signifier que nous voulons disparaître. En effet, si nous sommes libres, alors nous pouvons fixer nous-mêmes notre objectif et agir pour l’atteindre. Or, nos activités semblent nous mener vers une destruction des conditions de notre existence. Nous serions donc en train d’assister à une fin des hommes dans les deux sens de l’expression : anéantissement et accomplissement.

20Pourtant, nous le sentons bien, nous ne voulons pas que les hommes, et même la vie en générale, disparaissent à tout jamais. Nous souhaitons au contraire que nos enfants soient heureux et qu’ils aient des enfants heureux, et ainsi de suite le plus longtemps possible. Quelque chose nous pousse spontanément à croire que lorsque nos activités nous mènent à notre anéantissement, alors nous n’allons pas dans la bonne direction. Pourquoi sommes-nous dans cette étrange situation dans laquelle nos activités menacent notre existence ? Quelque chose nous empêche-t-il d’atteindre notre but ? Sommes-nous seulement capables de formuler nos intentions de façon positive ? L’intention négative de repousser la fin du monde à plus tard, de la faire attendre, est-elle suffisante pour diriger nos activités ?

21Pour y voir plus clair, je propose d’explorer la diversité des intentions formulables quand au but de l’existence des hommes et donc aux raisons de nos activités. Elles s’expriment par différentes manières de voir les activités constructives et destructives, productrices et consommatrices, qu’elles soient linéaires ou cycliques. Je fais le choix d’expliquer les scénarios eschatologiques par des idéologies techniques. Par idéologie technique j’entends une façon de concevoir et d’orienter ce qui, dans l’activité humaine, modifie la matérialité du monde. La fin du monde apparaîtra donc ici de façon partielle, comme l’anticipation d’un simple problème technique, dans la mesure où il paraîtra impossible d’appliquer idéalement telle ou telle conception de la technique sans provoquer la fin du monde au bout d’un moment.

22J’insiste sur le fait qu’il s’agit d’un problème d’anticipation. On ne tombe pas dessus par hasard, comme sur une fuite d’eau. Pour le percevoir, il faut nécessairement se projeter vers le futur, anticiper les conséquences lointaines de nos modes de pensées, de nos idéologies, jusque dans leurs extrêmes limites. Plus les conséquences sont lointaines dans le temps, plus elles sont incertaines, et plus l’anticipation se détache du réel pour devenir une fiction. Ainsi, le problème de la fin du monde, fondamentalement, n’est perceptible qu’au travers de récits de fictions prospectives. Ces récits, eux-mêmes, sont des productions humaines qui font partie intégrante de l’activité technique. Qu’il s’agisse de l’impression en masse d’un livre sur la 6ème extinction de masse d’espèces vivantes, ou de la réalisation des effets spéciaux d’un film de science-fiction, la dimension technique est déterminante. Mais, plus que fabriquer des livres ou des films, il s’agit avant tout de techniques pour fabriquer un complexe de représentations du monde. Comme nous l’avons vu en introduction, le fait de donner à voir telle ou telle fin du monde implique telle ou telle vision du monde contemporain. Ces vues du monde, bien qu’imaginaires, n’en sont pas moins inscrites dans le monde réel. Elles s’agglomèrent, se répondent, se marient, combattent entre elles et avec le réel pour, finalement, constituer le monde tel que nous le vivons.

23Je qualifie donc ce problème de technique, parce qu’il concerne l’activité de production des hommes — production industrielle mais aussi imaginaire du monde — qui finit par se coincer. Je mets donc pour l’instant de côté les explications théologiques et naturelles que l’on pourrait aussi légitimement tenir comme responsables de notre préoccupation eschatologique. Je concentre mon attention sur les scénarios en lien avec l’activité humaine parce ce qu’ils nous mettent en difficulté vis-à-vis de notre propre volonté. En d’autres termes, si Dieu provoque la fin du monde ou si un astéroïde s’écrase sur la planète, ce n’est pas forcément de notre faute. Par contre, si notre façon de produire et de consommer nous empoisonne, alors nous pouvons peut-être décider d’agir autrement.

24Voici la méthode d’exploration que j’imagine : adopter une certaine idéologie technique, l’accompagner dans son discours jusque là où cela ne fonctionnerait plus, jusqu’au moment où cela butterait sur la fin du monde. Un autre discours prendra alors le relai pour mener vers une autre fin du monde, et ainsi de suite jusqu’à la fin de cette première partie.