A. L’inévitable évitement — le fondement éthique du projet

257Afin de préciser le sens de l’orientation qui semble émerger en réaction aux éventuelles fins du monde, commençons par répondre à la première question — précisément celle qui est évitée dans Interstellar — qui oblige à formuler ce qui devrait, en principe, réguler et guider les activités humaines contemporaines. Comment est-il théoriquement possible de s’éloigner d’une hypothétique fin du monde dans le cadre d’une démarche de projet ?

258Cette question éthique se pose quand des récits de fin du monde passent depuis la fiction vers le monde réel. C’est-à-dire qu’ils deviennent suffisamment probables, ou du moins crédibles, pour que l’on craigne qu’ils ne se réalisent vraiment. Le philosophe Hans Jonas traite de cela dans son ouvrage Le Principe responsabilité, paru en 1979, après que les bombes nucléaires et quelques menaces écologiques ont contribué à crédibiliser la fin du monde en tant qu’événement.

259L’auteur commence donc naturellement par montrer comment les hommes, avec le développement de la technique moderne, sont devenus capables de provoquer un événement que l’on peut légitimement nommer « fin du monde » ou plutôt « fin de l’humanité », dans la mesure où la continuité de l’existence de l’homme est menacée.

260D’abord, il remarque que cela rend les théories éthiques traditionnelles inopérantes. En effet, les morales traditionnelles étaient conçues pour réguler les interactions entre individus dans le moment présent. Mais elles ne permettent pas de dire ce qu’il y a de bien ou de mal à faire telle ou telle action technique, par rapport à des effets à venir parfois lointains. Pourtant, les actions techniques ont pris des ampleurs telles, que leurs effets cumulés peuvent mettre en jeu la totalité de l’existence de l’espèce humaine. Pour l’auteur, il est donc nécessaire de fonder une nouvelle éthique, tournée vers l’avenir et son anticipation. Il me semble que cette éthique nous sera d’un grand secours pour préciser l’idée de la fin du monde comme un but duquel s’éloigner par la démarche de projet.

261Avant d’aller plus loin, il faut d’abord préciser un peu ce que j’entends par projet. Quelle signification particulière, et un peu inhabituelle, prend ce mot quand on lui fait décrire à la fois le dessin d’un objet, la réalisation d’un film de science-fiction et l’écriture du texte Le Principe responsabilité ? Par projet, je désigne ce qui rassemble, dans un même geste technique et linguistique, des propositions pratiques et éthiques.

262Prenons un exemple de projet de design pour montrer ce que cela signifie. L’increvable de Julien Phedyaeff est une machine à laver conçue pour être réparée, ce qui lui donne une durée de vie très longue. Le projet est un geste technique (conception de l’objet) et linguistique (présentation et représentations du projet) qui rassemble une proposition pratique (l’objet est réparable) et une proposition éthique (la durabilité vaut mieux que l’obsolescence accélérée).

L’increvable, un projet de Julien Phedyaeff.

263Prenons encore un autre exemple, un projet d’écriture, celui de Hans Jonas. Il s’agit pour lui d’écrire un texte (geste technique et linguistique) véhiculant « une éthique pour la civilisation technologique » (ensemble de propositions pratiques et éthiques).

Le Principe responsabilité, un projet de Hans Jonas.

264Maintenant que l’idée de projet a été esquissée, nous pouvons entrer dans le vif du texte du philosophe.

1. L’heuristique de la peur et la nécessité éthique et critique des représentations eschatologiques

265Hans Jonas utilise l’expression « heuristique de la peur »132132.Hans Jonas, Le Principe responsabilité. Champs essais, Paris 2008. P.65. pour désigner le fait que la peur est un sentiment qui peut nous permettre d’accéder à une certaine idée du bien et du mal. Cette capacité est tout à fait utile dans le cadre de sa recherche d’une éthique de l’avenir, puisque les actions que l’on cherche à juger n’ont pas encore eues lieu, et que si tel était le cas, elles pourraient avoir des effets irréversibles sur l’homme et ses conditions d’existence. Hans Jonas expose donc la nécessité de se faire peur, par le biais de représentations apocalyptiques et d’une mise en condition volontaire, pour apprendre à connaître ce qui est mal. Une fois que nous entrevoyons le mal, nous pouvons l’opposer au bien et tenter d’en tirer des principes.

266Prenons un exemple simple. La vision de la planète Terre dénuée de toute forme de vie, plongée dans un silence de mort. Cela peut paraître effrayant, pour peu que l’on fasse quelques efforts de représentation et de projection. On peut donc penser qu’il y a un principe qui fait que cela serait mal.

Le film La route, réalisé par John Hillcoat, sorti en 2009, donne une aperçu sensible d’un monde dans lequel la vie aurait presque complètement disparue.

267Il s’agit ensuite de chercher ce principe par une réflexion philosophique. L’heuristique de la peur, comme le dit l’auteur, n’est « certainement pas le dernier mot dans la quête du bien, elle est pourtant un premier mot extrêmement utile ».133133.Id., p.67.

268Ainsi, les représentations de la fin du monde, et le ton apocalyptique qui vient avec, deviennent utiles et même nécessaires dans l’entreprise d’écriture d’une éthique contemporaine. Grâce à ces images et ces récits, nous pouvons pressentir des valeurs morales que l’actualisation d’un certain futur rendrait nécessaires dans le présent. Cela va dans le sens de ce que nous avions amorcé en fin de première partie, à propos des nouvelles idéologies techniques contemporaines, dont le Principe responsabilité est un des textes fondateurs. Ces idéologies naissantes, gravitant au sein de ce que l’on peut nommer la « pensée écologique »134134.À propos de cette expression, voir le texte de présentation de la collection L’écologie en questions, dirigée par Dominique Bourg et Alain Papaux et éditée aux Presses Universitaires de France. « La pensée écologique est l’un des derniers-nés de ces grands courants qui, comme le conservatisme, le socialisme, le libéralisme ou le féminisme, modifient en profondeur notre appréhension du monde. Loin de se limiter à l’examen des relations de l’homme à la nature et au vivant, elle renouvelle les questions de l’avenir de nos sociétés en se fondant sur les différents aspects de la finitude humaine. », je souligne. Parmi les différents « aspects de la finitude humaine », on trouve évidemment l’idée de la fin du monde. sont effectivement engendrées à partir, ou en réaction, de l’éventualité représentée d’une fin du monde.

269Maintenant que nous connaissons mieux ce ton apocalyptique, nous savons pourquoi il est nécessaire pour celui qui parle de la fin du monde, si ce n’est d’opérer une autocritique de son propre discours, au moins d’expliquer sa démarche. Pour forger sa notion d’heuristique de la peur, Hans Jonas s’inspire notamment des textes de Günther Anders qui n’hésite pas à adopter pleinement le ton du prophète de malheur, annonçant la fin du monde dans le but justement de l’éviter.

270De l’autre côté, il semble que Hans Jonas n’ait pas la même distance par rapport à la puissance de son propre ton apocalyptique. Au contraire, il semble que l’auteur craigne que son projet de morale ne soit pas séduisant. Il explique par exemple que son propos nécessite une explicitation de son fondement métaphysique ce qui lui confère un « désavantage tactique »135135.Id., p.97.. Cette préoccupation pour la réussite de son projet se retrouve dans un autre passage, au début du chapitre « Questions de fondements et de méthode », dans une sous-partie titrée « Priorité de la question des principes ».136136.Id., p.63. L’auteur y distingue la question des fondements des principes d’une part, et la question de la diffusion de ces principes d’autre part. Il est assez étonnant de lire comment Hans Jonas donne la priorité à la question des fondements. L’auteur commence par expliquer que dans le cas de l’éthique de l’avenir, il est très difficile de dire « comment son éventuel savoir chez un petit nombre peut conquérir une influence sur l’agir du grand nombre »137137.Ibid.. Hans Jonas expose ici sa vision sociologique de l’entreprise éthique. Un petit nombre d’érudits détient le savoir, tandis que la plupart des autres agissent selon leur influence. En outre, la mesure de la puissance de cette influence indique le niveau de réussite de l’entreprise éthique. Car « tout dépend en fin de compte [de cette influence] »138138.Ibid.. Hans Jonas aura donc réussi sa tâche de moraliste, dans la mesure où son texte aura suffisamment d’influence pour changer l’agir des hommes.

271Autrement dit, et pour réutiliser les catégories de notre brève définition du projet, l’auteur sépare clairement sa proposition pratique de moraliste de sa proposition éthique de philosophe. Sa tâche de philosophe est prioritaire dans la mesure où elle est indispensable pour réaliser sa tâche de moraliste.

272Mais le philosophe précise quand même que « la foi sur laquelle repose peut-être en dernière instance tout savoir des valeurs avec ses revendications doit être une foi bien réfléchie. »139139.Id., p.64. Autrement dit, le philosophe ne peut pas échapper à la réinterprétation de son texte, notamment lors de son incorporation dans des croyances grâce au travail du moraliste. Il s’agit donc d’une «foi» en des valeurs morales, d’un type particulier de conviction qui oriente nos actions. La proposition éthique énoncée théoriquement par le philosophe sera adoptée et mise en pratique d’une façon par essence différente. Cependant, le philosophe peut faire en sorte que le propos soit suffisamment « réfléchi », ou dur pour qu’il ne dévie pas trop de l’intention initiale quand il imprégnera la population. On pourrait voir dans ces passages des tentatives de l’auteur d’appliquer le principe responsabilité à son propre texte, en tant que celui-ci est aussi production dont les effets futurs ne doivent pas rester incertains.

273Hans Jonas veut changer la société et les mœurs et cet objectif est déjà suffisant pour que les principes soient prioritaires, parce qu’ils assurent que la transformation sera bien effectuée. Pour lui, il est primordial de bien penser le fondement de cette éthique parce que cela lui donnera une certaine « autorité » au sein de la « discorde des opinions »140140.Ibid.. Il semble donc que Hans Jonas mise tout sur la rationalité de son argumentation et la vérité de son fondement pour rendre son texte efficace dans les transformations sociales, c’est-à-dire pour durcir son propos. Force est de constater que son texte obtiendra une grande influence, par exemple dans le milieu du droit et de la politique, puisqu’il inspirera notamment l’idée du principe de précaution. Cependant, il reste difficile de savoir si l’auteur a conscience de la puissance mystagogique de ses multiples références à la fin du monde et à l’apocalypse. Ne sont-elles pour lui qu’une voie d’accès à la connaissance du bien et du mal ?

274Un autre passage semble aller dans ce sens, lorsque l’auteur mentionne directement l’intérêt du genre de la science-fiction dans la dynamique de l’heuristique de la peur. Il ajoute que ces récits eschatologiques doivent assurer leur validité scientifique : « L’aspect sérieux de la “science fiction” réside justement dans l’effectuation de telles expériences de pensée bien documentées, dont les résultats plastiques peuvent comporter la fonction heuristique visée ici »141141.Id., p.71.. La science-fiction ne devrait donc être prise au sérieux que si sa conception est validée par un travail de recherche et de documentation scientifique.

275Voilà pourquoi Interstellar a un côté si agaçant, parce qu’il veut donner un sens moral à sa représentation, par le biais d’une rumeur de la validité scientifique, par la publication de documents officiels dont le contenu importe peu. Hans Jonas a raison de dire que les représentations apocalyptiques infondées ne sont pas utiles dans une heuristique de la peur, mais il semble sous-estimer leur puissance effective dans le cadre d’une diffusion d’une morale (même si cette morale est infondée).

276Le qualificatif « plastiques » pour décrire les résultats de ces expériences sonne un peu comme un lapsus dans ce contexte. S’agit-il de la plastique, c’est-à-dire la qualité de ce qui a été mis en forme et devient perceptible ? ou bien de la plasticité qui s’observe quand un objet imprime la sensibilité d’une audience et la transforme en même temps qu’il se transforme. Hans Jonas, en donnant la priorité aux principes, veut donner une plasticité minimum à son texte face à l’audience. Il fait tout pour que son texte soit accepté tel quel. Un film de science-fiction, pour parvenir à ses fins, doit au contraire susciter de vives discussions et des interprétations multiples. Sans cela, il a peu de chance de succès. Il y a donc une distinction nette entre le travail de Hans Jonas et celui d’un cinéaste de science-fiction. Pourtant, ils peuvent tous deux jouer le rôle de moraliste.

277Alors, pour compléter la brève référence du philosophe à la science-fiction, il conviendrait de noter que ces représentations en tant que faits sociaux, ont déjà un « aspect sérieux », même si leur fondement n’est pas scientifique. Il est probable que la science-fiction, en réutilisant les mécanismes de l’heuristique de la peur théorisés et diffusés par la doctrine de Hans Jonas, finissent par dévoyer complètement l’intention initiale de l’auteur. En communicant avec une grande force de persuasion la peur de l’enracinement à la planète Terre, et aux autres conditions de vie humaines actuelles, Christopher Nolan et son équipe réutilisent l’heuristique de la peur pour souffler le premier mot d’une éthique tout à fait opposée à celle du Principe responsabilité.

278De mon point de vue, les représentations de la fin du monde, ou du moins de scénarios extrêmes de l’évolution technologique sont effectivement nécessaires dans une approche éthique du projet. Mais ils s’accompagnent aussi nécessairement d’une vigilance et d’un esprit critique exacerbé. Cette analyse critique s’intéresse à la validité scientifique des hypothèses, mais aussi et surtout aux implications morales des événements représentés. Car ces implications morales ont souvent à voir avec les intentions des auteurs et des promoteurs. En un mot, il faut une vigilance quant au côté insidieux du ton apocalyptique et au caractère incomplet du savoir amené par l’heuristique de la peur. De même que l’on comprend mieux le discours de Hans Jonas quand on se demande où il veut en venir, de même on comprend mieux les films de science-fiction en s’intéressant à leur éventuelle portée morale.

279À ce stade de l’exploration, si l’on pense un peu aux représentations et aux discours produits par des approches de design, des liens commencent à apparaître. Dans cette perspective, il semble indispensable de se pencher de près sur les intentions du critical design. Avant d’en parler, et afin de bien resserrer les liens entre l’heuristique de la peur et ce positionnement de designer, poursuivons un peu le chemin de pensée de Hans Jonas jusqu’à la définition de sa doctrine.

2. Le Principe responsabilité au-delà du risque technologique ?

280Pour Hans Jonas, l’existence de l’homme s’enjoint elle-même d’exister. Autrement dit, nous, les hommes, existons, et notre existence implique que nous continuions d’exister. Autrement dit, il est ontologiquement immoral que nous mourrions tous.

281Il ne me semble pas souhaitable de m’engager ici dans une explication du fondement métaphysique de cette proposition, ni dans l’analyse de sa découverte par le biais de l’heuristique de la peur. Premièrement parce que ce serait très difficile pour moi, deuxièmement parce qu’on a vu que la puissance opérationnelle de ce fondement valait bien celle d’un propos au ton apocalyptique, ou encore celle d’une simple croyance. Je me place donc plus ou moins volontairement du côté du « plus grand nombre », ceux qui croient en la nécessité de l’existence de l’humanité, sans vraiment savoir pourquoi.

282À partir de là, l’auteur déduit qu’il faut agir de telle sorte que notre existence en tant que collectivité humaine se poursuive dans des conditions similaires. Nous sommes donc responsables par anticipation des conditions de vie de nos descendants.

283Pour découvrir quelles sont les conditions humaines absolument non modifiables, nous utilisons l’heuristique de la peur. Par exemple, il est effrayant d’imaginer un monde dans lequel les nouveau-nés seraient conçus uniquement par des moyens artificiels. Alors, on peut supposer que la reproduction sexuée ne doit pas être substantiellement remise en cause par les avancées technologiques.

Dans le film Bienvenue à Gattaca, réalisé par Andrew Niccol, sorti en 1997, les naissances sont quasiment toutes le résultat d’une conception in vitro, avec un contrôle complet du génotype des nouveaux nés. Image extraite du film.

284Afin de ne pas risquer la permanence de ces conditions élémentaires, il faut agir en fonction du scénario le plus pessimiste. Autrement dit, si telle technologie pourrait, au pire, entraîner telle conséquence, alors c’est cette conséquence-là qu’il faut considérer dans la prise de décision.

285Ces décisions sont d’ordre politique et doivent s’appuyer sur une « futurologie comparative »142142.Id., p.65. qui évalue et compare de façon scientifique les scénarios de catastrophes technologiques. Ainsi, le but est d’éviter toute possibilité d’une fin du monde ou d’une menace vis-à-vis de la permanence ontologique de l’homme.

286Ce dispositif d’aide à la prise de décision politique est fonctionnel pour des réalisations purement techniques (si tant est que cela existe) parce qu’elle s’appuie sur une analyse scientifique des effets à long terme. Bien qu’incertaines, les prévisions permettent tant bien que mal de se décider. En revanche, si on considère la dimension sociologique des effets de nos réalisations (qui ne sont donc pas purement techniques), alors cela ne fonctionne plus vraiment. Ces scénarios-là sont encore plus incertains, puisque les sciences sociales sont beaucoup moins prédictives que les sciences de la physique et de la chimie par exemple. Cela pose problème car l’appropriation sociale des projets technologiques est un élément décisif pour déterminer le risque que ceux-ci représentent pour les hommes.

287L’existence même du critical design témoigne de ce problème. Ce genre de projet de design repose sur le prérequis épistémologique selon lequel les risques technologiques sont impossibles à évaluer en dehors de leur ancrage social, c’est-à-dire d’une multitudes d’interprétations successives. D’un « certain parcours dans la foule »143143.Bruno Latour, op. cit., p.218. comme dirait Bruno Latour. Partant de là, ces projets participent de l’heuristique de la peur puisqu’ils donnent accès à une certaine idée du bien et du mal par le biais de représentations bien documentées et bien mises en forme144144.La dimension « plastique » évoquée par Hans Jonas est bien présente.. Aussi, ils permettent de faire sortir la foule de sa neutralité face à certains faits admis, ou à des réalisations parfois déjà en cours, faute d’opposition populaire. Mais leur limite réside dans leur valeur prédictive extrêmement peu fiable quant au processus de production de faits sociaux à partir de propositions technologiques. (Cette limite est déjà comprise dans le postulat de départ.)

288Conscient de cette limite, le critical design a tendance à opérer en dehors de la production industrielle. Ce ne sont pas des propositions à proprement parler, mais des pré-propositions à valeur critique. Ce sont des projets plausibles rendus crédibles, précisément afin d’étudier le parcours qu’ils fraient dans la foule. Malgré tout ce que cela peut révéler, il arrive bien un moment où il faut faire de vraies propositions. Dans ce cas, on ne parle plus de critical design, parce que, comme l’on est toujours contraint d’admettre que l’on n’a aucune certitude à l’avance du parcours d’interprétations que le projet suivra, on n’a aucune certitude du risque que l’on prend.

289Pour résumer tout cela, le principe responsabilité est applicable dans la sphère technologique grâce à une forte volonté politique ; mais il trouve ses limites quand la part culturelle des projets, celle donnée à l’interprétation, devient significative. Comment évaluer différents scénarios d’interprétations, de discussions, d’opinions sur le sens et la valeur de notre projet sur des milliers d’années ? et cela de la même façon qu’on évalue la toxicité d’une substance chimique ? Cela semble impossible, d’autant plus que la tâche d’évaluation devient elle-même un élément culturel, un projet dont les implications sociales seraient encore à réévaluer, et ainsi de suite. Il semble donc difficile d’étendre le principe responsabilité à la dimension non-technologique des projets en général.

290Ce problème est abordé par Hans Jonas dans le cadre d’une analyse des possibilités d’un projet politique de gouvernement. Il explique que les analyses sociologiques et psychologiques sont des outils de plus en plus riches pour aider les politiques a prendre leurs décisions. Pourtant, elles ne peuvent pas assurer des prédictions certaines, loin de là, puisqu’« à cela s’oppose [...] la complexité, chaque jour moins transparente, des processus sociaux qu’il faudrait maîtriser théoriquement et pratiquement [...] ; le nombre d’inconnues s’accroît à proportion de l’inventaire des grandeurs connues »145145.Hans Jonas, op. cit., pp.219-220.. L’auteur ajoute que la quantité d’informations prises en compte n’engendre pas forcément une prédiction « plus sûre »146146.Ibid.. Les faits sociaux semblent échapper à l’approche d’une futurologie positiviste. Cette approche ne semble donc pas appropriée pour appliquer le principe responsabilité dans le cadre d’une démarche de projet socio-technique.