La conclusion

332La conclusion apparaît communément comme un genre de fin. Les discours et les représentations peuvent prendre fin de différentes façons. Parfois par une interruption involontaire — le match de foot est coupé par une panne de courant. Parfois par un arrêt forcé — la fête est finie, les voisins ont appelé la police. Ou, parfois, volontairement, par une conclusion.

333De ce point de vue, la conclusion est la fin la plus attendue. Quand on en vient à conclure, c’est que tout s’est passé comme prévu. Dans le cadre de mon mémoire, c’est aussi le genre le plus raisonnable de fin, une fin qui exprime ce que je pense. Pour la conclusion, je dois revenir sur les résultats de mes recherches pour finalement exprimer mon opinion.

334Ainsi, il s’agirait de conclure un accord avec moi-même. Semblable à un contrat, la conclusion a donc quelque chose d’inviolable et de définitif. Celle-ci signe les fins d’une négociation intérieure. Elle marque le retour au calme et à l’harmonie après les tumultes de la discorde des opinions.

335Mais, ce retour au calme n’est certainement qu’une trêve. Une brève interruption, ou même un arrêt forcé de la joyeuse transformation des opinions. Au fil des expériences, nos idées ne cessent d’être changées. Ainsi, il est très probable que mon point de vue sur mon mémoire soit différent quelques mois seulement après son écriture.

336S’il s’agit par la conclusion de prendre du recul sur mon propre texte afin d’en exprimer la première interprétation, alors il va sans dire que cette interprétation n’est pas définitive. En d’autres termes, ce genre de conclusion n’est pas une fin. C’est un premier commentaire, une note en bas de la dernière page pour éviter de laisser le lecteur sur sa fin, et un préambule destiné aux commentaires à venir.

337Autrement dit, si le texte est un envoi, alors le dernier mot, l’éskhaton, n’en délimite pas la fin, mais plutôt le commencement.

338Voici la conclusion.

339Nous avons appelé idéologies techniques les différentes façons de concevoir les activités humaines, et en particulier les activités techniques. Elles semblent toutes être liées à une forme de fin du monde.

340a) Si l’on attend des activités humaines qu’elles assurent une durabilité digne de l’immortalité des dieux antiques, alors la fin du monde prend la forme d’un effondrement.

341b) Si l’on attend des activités humaines qu’elles ne cessent de s’intensifier de façon parfaitement renouvelable, alors la fin du monde prend la forme d’une saturation par les produits et d’un épuisement des ressources.

342c) Si, à l’inverse, on prend la fin du monde comme point de départ pour concevoir les activités humaines, c’est-à-dire si l’on attend d’elles qu’elles ne provoquent jamais notre anéantissement, alors la fin du monde prend paradoxalement la forme d’une menace infiniment présente. Au mieux, on finit par penser les activités techniques comme quelque chose qui nous menace sans cesse, c’est-à-dire sans jamais passer à l’action. Au pire, on admet la fin du monde comme seul horizon technique.

343Ainsi, aucune des idéologies techniques ne permet d’évacuer la possibilité de la fin du monde. Chacune amène avec elle une certaine forme de fin du monde dont elle pourrait être responsable. Ce qui est préoccupant, c’est donc que les idéologies techniques sont toutes des eschatologies.

344Malgré tout, le dernier type d’eschatologies, qui prend pour point de départ la fin du monde, permet d’imaginer une façon de repousser infiniment l’apocalypse et donc, à la limite, de l’éviter. Pour développer cette hypothèse, il faut parler sérieusement de la fin du monde, non pas comme un mythe, non pas comme une extrême limite hypothétique, mais au contraire comme un point de départ bien fondé. Or, ce genre de discours est déjà problématique dans sa forme.

345Les propos apocalyptiques évoquent un dénouement qui approche, mais dont le mystère n’est jamais complètement dévoilé. Ces discours et représentations ont donc un pouvoir de séduction mystagogique, quelles que soient les intentions de l’auteur. Jacques Derrida nomme cela le ton apocalyptique.

346Afin de mieux comprendre de quoi il s’agit concrètement, nous avons d’abord analysé ce ton dans la pièce radiophonique La guerre des mondes mise en scène par Orson Welles en 1983. Divers procédés permettent d’y entremêler la voix de l’oracle et celle de la raison afin de travestir la fiction en faits scientifiques. Le mécanisme apocalyptique se reproduit et s’intensifie dans les discours des commentateurs de la supposée panique provoquée par l’émission.

347Puis, nous avons étudié ce ton dans le film Interstellar (2014) réalisé par Christopher Nolan. Ce projet cinématographique mêle la réalité de la recherche scientifique et la fiction de la colonisation de l’espace intersidéral afin de poser les prémisses d’une éthique de l’esprit pionnier et du dépassement des conditions humaines.

348Ainsi, le ton apocalyptique pose problème parce qu’il rend à la fois séduisant et suspect n’importe quel discours sur la fin du monde. Les discours et représentations eschatologiques sont donc préoccupants dans le sens où ils peuvent servir des intérêts dissimulés.

349Sachant cela, j’ai tout de même essayé de parler directement de la fin du monde, afin de voir ce qu’elle pouvait apporter à ma conception de la notion de projet, en particulier dans le cadre d’une réflexion sur le projet de design.

350Le principe responsabilité de Hans Jonas permet de mieux saisir les enjeux éthiques de l’activité humaine. Par le projet, il s’agit de viser le plus loin possible de la possibilité d’une fin de l’humanité, tout en préservant certaines conditions essentielles pour la vie sur Terre. Le projet apparaît ainsi comme un envoi vers les générations futures. Malgré les nombreux facteurs d’incertitude, il s’agit de prendre en compte la dimension temporelle de notre responsabilité.

351L’heuristique de la peur permet de mieux circonscrire le rôle du critical design en même temps que les limites proprement humaines du projet en général. Ainsi, il existe des projets, comme par exemple l’enfouissement des déchets nucléaires, dont on ne peut pas garantir la responsabilité dans le futur, notamment parce qu’ils dépassent les limites de nos langages. Nous sommes parfois complètement incapables de prévoir la réception de nos projets-envois.

352Le projet de design apparaît finalement comme une proposition à évaluer, critiquer, choisir et réaliser. Celui-ci permet donc de relier de façon créative l’évaluation scientifique des effets écologiques avec la prise de décision politique et économique de la production. Et il rassemble aussi l’évaluation sociale des valeurs éthiques avec leur actualisation dans les pratiques. Il en résulte que le designer est responsable de ce qu’il propose et co-responsable, avec ceux qui évaluent et décident, de ce qui sera réalisé.

353L’étude des discours et représentations de la fin du monde nous a donc mené jusqu’à une série d’hypothèses à propos de la responsabilité de l’activité du designer. Ce dernier prend en compte ses propres limites tout en ayant conscience de sa part de responsabilité au sein de projets et réalisations aux effets parfois très lointains.

354Les formes contemporaines de fin du monde remettent sans cesse en question notre conception de la technique et celle du langage. Or, les projets de design ont justement ceci de spécifique qu’ils rassemblent, dans un même geste, des propositions à la fois technologiques et linguistiques. Il semble donc que l’approche du design soit appropriée pour s’opposer à l’approche de la fin du monde.

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