III. Mon projet ? Un envoi sans accusé de réception.

248Nous étions guidés jusqu’ici par la question suivante : qu’est-ce qui nous préoccupe avec la fin du monde ? Le « nous » de cette question renvoyait à tous ceux que la fin du monde préoccupe de près ou de loin. On aurait alors pu reformuler la question par : pourquoi la fin du monde est-elle un thème si répandu ?

249À cette question, la première partie de ce mémoire a répondu ceci : la fin du monde nous préoccupe parce qu’elle est inquiétante, parce qu’elle peut signifier que notre propre activité, et en particulier les activités de production technique, nous menacent d’extinction. Puis, la seconde partie a ajouté ceci : la fin du monde nous préoccupe par intérêt, parce qu’elle donne une puissance de séduction à celui qui s’en sert dans son discours.

250Recadrons maintenant la scène sur un « nous » plus précis qui renvoie à vous, lecteur, et moi, rédacteur. Pourquoi la fin du monde nous préocuppe-t-elle ? Dans cette situation d’énonciation, et parvenu à ce point de mon argumentation, je me trouve en position de devoir vous parler de la fin du monde en tant que telle. À partir de maintenant, il ne s’agit plus d’un méta-discours sur les discours et représentations de la fin du monde, mais d’un discours sur la fin du monde.

251Or, cette position est très inconfortable. Je dois parler de la fin du monde, alors même que je viens d’expliquer qu’il fallait se méfier de ce genre de discours. Nous savons que ce dernier est douteux d’une part, parce qu’il est lié à la promotion de différentes idéologies technologiques et d’autre part, parce qu’il est un mode de communication séduisant, mystifiant et insidieux. Comment surmonter ces obstacles ? Ou comment éviter ces pièges ? Voilà les questions que je me pose avant de commencer cette troisième partie.

252Malgré ces difficultés, il faut bien « y aller ». Il faut quand même que j’écrive quelque chose. Alors, afin d’exprimer comment nous y allons, je propose la forme de l’envoi. Martin Heidegger propose une définition percutante de ce geste: « Mettre sur un chemin — se dit, dans notre langue, envoyer. »131131.Martin Heidegger, op. cit, p.33. La forme de l’envoi me permet donc de décrire mon travail d’écriture. En effet, en écrivant ce texte, je l’envoie sur un chemin qui le mènera à la rencontre de divers lecteurs successifs. Cet envoi a de particulier que je sais très peu de choses de vous tous qui, un jour, parcourrez et critiquerez ce mémoire.

253Cette posture intellectuelle, imposée ici par l’écriture, semble aussi être appropriée pour décrire le travail du designer. En effet, quand il dessine un objet, il ne peut pas vraiment connaître à l’avance qui seront les utilisateurs successifs, ce qu’ils feront de l’objet, ce qu’ils y verront, comment l’objet sera utilisé, apprécié, déprécié, mis à l’écart, jeté dans une décharge, brûlé dans un incinérateur, recyclé, réutilisé, ou même réinterprété par des archéologues du futur. Ainsi, le dessin d’objets, c’est-à-dire le projet de design, est semblable à l’écriture de ce texte, dans la mesure où l’on a affaire à deux envois sans destinataire décidable.

254Le designer se trouve donc lui-aussi dans une situation inconfortable, puisqu’il pourrait, en travaillant la technique moderne, jouer un rôle dans un scénario de fin du monde et ce sans même le savoir. Cette situation est analogue à celle où je me trouve en tant que rédacteur : le designer lui aussi doit bien « y aller », il faut bien qu’il dessine quelque chose.

255Dans de telles conditions, il s’agit encore une fois d’éviter les pièges apocalyptiques. C’est un peu le mouvement inverse de celui imposé par les mystagogues. Si la fin du monde avait une adresse, le projet serait à envoyer le plus loin possible de là. Mais, comme la destination de la fin du monde n’est jamais clairement définie, et comme les projets ont souvent des effets incertains sur le long terme, il s’en suit des envois sans accusé de réception. C’est-à-dire que la réussite du projet-envoi ne sera jamais vérifiée et que le designer sera peut-être déjà mort avant que l’on puisse l’accuser d’un échec.

256Plusieurs questions se précipitent tout d’un coup. Premièrement, comment est-il théoriquement possible de s’éloigner, ou plutôt de viser le plus loin possible d’une hypothétique fin du monde dans le cadre d’une démarche de projet ? Ceci implique de préciser ce que l’on entend par « fin du monde » et par « projet ». Deuxièmement, quelles sont les limites pratiques de ce mouvement d’éloignement ? Enfin, que cela signifie-t-il dans le cadre d’une démarche de design ?