Prologue
1Commençons par la fin. Dans le langage commun, le mot fin est utilisé dans deux sens distincts. Il y a la fin qui s’entend comme la limite, le bord11.« Fin », Le Robert Dictionnaire historique de la langue française, sous la direction de Alain Rey, Les usuels du Robert, Paris 1985 (nouvelle édition).. Cette fin concerne à la fois le temps et l’espace. C’est la fin d’une histoire, les confins d’un territoire. Un film qui finit bien, une randonnée qui n’en finit pas. La clôture d’un événement ou celle d’un jardin.
2Mais il y a aussi la fin ou les fins, en tant que but ou intentions22.Ibid., qui se retrouve dans les expressions « afin de », « à quelles fins », « parvenir à ses fins ». La finalité désigne le fait que les choses se dirigent vers un but tandis que la finitude évoque leurs limites.
3La fin comme limite contient une certaine idée du lointain. Elle s’entend dans les fins fonds de la forêt et depuis les confins de l’espace. Il y a dans la limite finale quelque chose d’absolue et d’inaccessible. Une limite parfois si lointaine qu’il est impossible d’imaginer plus loin. La fin de l’univers, la fin des temps. Il semble qu’il n’y ait rien au-delà de la limite finale, la dépasser serait sombrer dans le néant.
4De la même façon, parvenir à ses fins, atteindre son but, laisse toujours une sorte de vide. Nous nous sentons alors désœuvrés, comme s’il ne nous restait plus rien à faire. Une fois arrivés à la destination finale, il n’y a plus rien pour nous diriger. La finalité et la finitude semblent donc aller de pair, l’une entraînant l’autre. Atteindre son but c’est comme butter sur une clôture33.« Butter » et « but » ont effectivement des origines communes dans l’histoire de la langue française. « Buter, dérivé de but (1289), s’est employé en parlant d’une terre qui touche, qui aboutit à un point donné, sens attesté jusqu’au XVIIe siècle. Avec l’idée voisine de “ toucher violemment à ”, il a développé la valeur moderne de “ heurter ” (1539), qui a donné à son tour le sens figuré de “ se heurter à ”. » « Buter », id..
5Ceci dit, nous aimons rarement ce qui nous barre la route. Au contraire, quelque chose nous pousse à enjamber les clôtures les unes à la suite des autres, à repousser les limites. On dit « faire preuve de détermination » lorsque la direction est fixée, déterminée, qu’elle ne changera pas et que rien ne peut empêcher de continuer ainsi. Nous transformons alors les fins en d’anciennes frontières, les clôtures en marchepieds. La fin d’un projet devient le début d’un nouveau et nous progressons ainsi de projet en projet, de proche en proche vers le lointain, vers les limites et la fin du monde, vers tout ce qui nous séparent du néant. L’astronomie et la conquête spatiale illustrent bien cette attirance pour le lointain et l’inconnu. Les scénarios d’anticipation et de prospective en sont le pendant temporel. En élargissant le monde, nous tentons d’éliminer progressivement les inconnues de l’équation, nous défrichons pour déchiffrer. Pourtant, de nouveaux éléments inconnus — autrement dit à connaître — apparaissent toujours à l’horizon et ceux-ci nous attirent d’autant plus qu’ils nous échappent.
6Ainsi, nous esquissons les limites du monde connu comme des cercles concentriques de plus en plus grands. Cette entreprise se rapproche d’un travail de définition. En effet, définir signifie donner une fin (le préfixe « dé » accentue l’action de « finir »44.« Définir », id.). En circonscrivant l’étendue de ce que le monde recouvre, en dessinant ses contours, ses limites, nous tentons de définir ce qu’il est.
7Mais donner une fin, définir, c’est aussi donner un sens, un but. Définir les termes permet d’orienter les mots en fonction du but visé par le discours. Ainsi, prendre le temps de définir le terme « fin », au commencement de ce mémoire sur la fin du monde, me permet déjà d’avouer mes intentions. Je ne veux pas uniquement faire entrer le monde dans une terminologie, un jargon dans lequel chaque terme est déterminé, à la manière de celui qui ne s’écarte jamais de sa direction, de son sens initial, mais plutôt de laisser s’exprimer librement les mots, sans occulter les différents sens qu’ils peuvent prendre, pour leur faire dire tout ce qu’ils veulent dire.
8La fin du monde questionne donc à la fois les limites et le but de toute chose. En postulant, ou en imaginant, une fin au monde, nous définissons le moment où il se termine et parvient à ses fins. Autrement dit, chaque eschatologie comporte une certaine téléologie. En d’autres mots, les discours sur la fin du monde comportent des discours sur les causes finales, sur le telos, la raison d’être du monde. Les représentations et les discours sur la fin du monde sont donc loin d’être anodins puisqu’ils tentent, à chaque fois par de nouveaux procédés, de redéfinir le monde, d’en poser les limites et d’imposer des intentions finales à l’humanité qui l’habite.
9Mais le rapport entre la définition et le sens est plus complexe qu’il n’y paraît. Comme le montre l’étymologie, les mots n’en finissent pas d’être définis et redéfinis. Leur sens évolue sans cesse. Ils en possèdent souvent plusieurs, des sens communs, des sens spécialisés, etc., de sorte que leurs définitions changent avec les usages de la langue. Les mots s’usent et se transforment au gré des contraintes qui s’exercent sur eux. Même avec le plus précis des dictionnaires — si tant est qu’il soit envisageable de définir un degré de précision, une définition en points par pixel, de ce crible du lexique — même avec un tel dictionnaire, rien n’empêcherait de se tromper de mot, d’utiliser un mot pour un autre, de confondre les sens, accidentellement ou volontairement. Finalement, chacun utilise les mots selon ce qu’il veut dire et c’est bien souvent entre les lignes, derrière les mots, que nous démasquons le sens caché des discours, que nous découvrons quelles en sont les fins.
10N’en est-il pas de même pour les événements et leurs représentations qui, comme des mots, changent de sens au fur à mesure que le temps passe ? Les acteurs et les commentateurs n’utilisent-ils pas les images des événements pour accomplir leurs propres objectifs, pour créer leurs propres événements ? Les discours politiques par exemple : nous nous indignons souvent d’entendre tel ou tel candidat utiliser tel ou tel événement pour atteindre son objectif électoral. De la même façon, les scénarios prospectifs et les récits de la fin du monde imitent, transforment et travestissent les événements passés pour construire des images prophétiques du futur. Afin de prévoir, mettre en garde ou encourager, ils contraignent les événements et leurs représentations, les mots et les discours, ils les redéfinissent. Cette opération de transformation des termes est moins évidente à percevoir que l’image de la catastrophe qui, elle, saute aux yeux.
11Dans cette perspective, je déclare tout de suite les fins de ce mémoire qui ne sont pas de prévoir la fin du monde, ni d’éviter un éventuel effondrement de civilisation, mais plutôt de décortiquer, d’analyser depuis différents points de vue les discours et les représentations de la fin du monde afin de mieux comprendre pourquoi ils nous intéressent et ce vers quoi ils veulent nous mener. Comme le dit Jacques Derrida « nous nous demandons intraitablement où veulent en venir, et à quelles fins, ceux qui déclarent la fin de ceci ou de cela »55.Derrida, Jacques, D’un ton apocalyptique adopté naguère en philosophie, Galilée, Paris 1982. P.65..
12Qu’est-ce qui nous préoccupe avec la fin du monde ?
13Pour répondre à cette question, dans un premier temps, je m’intéresserai particulièrement aux scénarios dans lesquels telle ou telle conception de la technique semble mener à la fin du monde. J’observerai les limites de différentes idéologies techniques et leur rapport avec un éventuel anéantissement de l’humanité.
14Dans un second temps, j’étudierai la nature si intrigante des discours et représentations apocalyptiques. Pour cela je proposerai une interprétation du ton apocalyptique de Jacques Derrida comme point d’appui pour deux études de cas : la réception de la pièce radiophonique la Guerre des Mondes (1938) mise en scène par Orson Welles, et le film Interstellar (2014) réalisé par Christopher Nolan.
15Enfin, dans un troisième temps, je m’intéresserai à ce que la fin du monde peut apporter à la notion de projet. Je m’appuierai notamment sur le principe responsabilité de Hans Jonas et sur des exemples extrêmes comme le traitement des déchets nucléaires, dont l’éloignement technique semble défier la portée du langage. Je tenterai enfin une interprétation du projet de design comme ce qui rassemble la technique et le langage dans un même geste.