C. Le ton apocalyptique dans Interstellar
1. Dessine-moi un trou noir !
201Pour passer à l’étude du film Interstellar de Christopher Nolan, continuons un peu de marcher dans les pas d’Orson Welles. Après avoir lu le Petit Prince, ce dernier a voulu en faire l’adaptation hollywoodienne. Il rédige un scénario et propose le projet d’adaptation du livre d’Antoine de Saint-Exupéry aux studios Walt Disney. Comme l’explique Barbara Leaming dans sa biographie d’Orson Welles, si le film avait été produit, les scènes de voyage d’une planète à l’autre auraient été représentées par des séquences de dessins animés.
202On peut donc imaginer que cette adaptation aurait été en accord avec l’esprit du livre, puisque dans les deux cas, le dessin a une valeur créatrice et performative. En effet, dans le livre, les dessins font littéralement exister les choses. Les illustrations y ont une valeur poétique et même magique. Elles permettent de transmettre ce que l’on ne peut pas voir, mais qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue. Ainsi, le Petit Prince préfère le mouton lorsqu’il est dessiné dans une boîte. Il suffit alors d’y croire pour qu’il existe et corresponde à ses attentes. Comme le dit le Renard : « on ne voit bien qu’avec le cœur. L’essentiel est invisible pour les yeux. »113113.Antoine de Saint-Exupéry, Le Petit Prince, Édition du groupe Ebooks libres et gratuits, p.83. Consulté en ligne le 23 avril 2016. De la même manière, dans l’adaptation d’Orson Welles, le dessin aurait été l’astuce qui rend possible — c’est-à-dire imaginable — les voyages entre les planètes. Il aurait ainsi suffit qu’ils soient évoqués poétiquement pour qu’on y croit et que le récit puisse se dérouler.
203De fait, pour mettre en scène un voyage interstellaire il faut trouver une astuce pour le représenter. Dans Interstellar, l’astuce n’est pas poétique mais scientifique. Ce qui rend possible le voyage d’une planète à une autre n’est pas un vol d’oiseaux migrateurs représentés par un dessin (animé), comme dans le Petit Prince, mais la présence d’un phénomène scientifiquement intrigant et néanmoins observable, une déformation de l’espace-temps qui relie deux régions très éloignées de l’univers : un trou de ver114114.Le phénomène est observable dans le film uniquement, puisqu’aucun trou de ver n’a réellement été observé jusqu’à aujourd’hui. Son existence est seulement théoriquement valide à l’heure actuelle.. La possibilité du voyage passe bien par la possibilité de le représenter, mais la représentation est plutôt scientifique que poétique. Pour reprendre le vocabulaire de Bruno Latour, l’apparente dureté des faits exposés par Insterstellar s’oppose aux évocations poétiques du récit d’Antoine de Saint-Exupéry.
204Les deux œuvres ont en commun le récit d’un périple dans l’espace. Par contre, elles se distinguent nettement par le sens que ce périple prend. Le voyage organisé par Christopher Nolan n’a rien à voir avec celui du Petit Prince. Ce dernier nous apprend à ressentir ce qui nous lie au lieu où nous sommes, ici et maintenant, à savoir la joie de vivre et d’habiter une planète. Cette planète, nous l’habitons dans la mesure où nous lui sommes « utiles »115115.Id., p.56.. C’est-à-dire que nous, les habitants, sommes au service de son épanouissement. Dans Interstellar, c’est l’inverse : c’est la planète qui est à notre service. La Terre nous a été utile jusqu’à maintenant, mais elle n’a plus rien à nous offrir, il faut donc changer d’habitat. Le voyage est la conséquence d’une désillusion : rien ne nous attache à la Terre, ce n’est plus notre foyer, il faut se rendre apte à la fuir, sous peine d’extinction complète de l’espèce humaine.
205Au détour de deux planètes potentiellement habitables, nous voyons un trou noir gargantuesque qui attire tout vers lui, matière et lumière, et l’anéantit en se repliant sur lui-même. Le trou noir d’Interstellar, c’est le mouton noir du Petit Prince. En effet, alors que le Petit Prince concentre notre attention sur la beauté des choses que seul le cœur peut sentir, le projet Christopher Nolan s’attache à montrer de façon scientifiquement réaliste un phénomène physique que personne n’a jamais vu de ses yeux. Le réalisateur dispose d’ailleurs de moyens astronomiques pour y parvenir, avec l’aide du physicien théoricien Kip Thorne et l’agence d’effets spéciaux Double Negative — rien à voir avec les aquarelles économes d’Antoine de Saint-Exupéry. La production des images assure d’un côté la modeste occultation poétique et, de l’autre côté, le dévoilement scientifique surpuissant.
206La représentation du trou noir prend d’ailleurs beaucoup d’importance dans la réalisation du film. Cela devient comme un projet dans le projet. En effet, la sortie d’Interstellar est accompagnée de la publication dans le journal IOPscience d’un article scientifique co-signé par Kip Thorne et une partie de l’équipe de double negative116116.Kip Thorne, Oliver James, Eugénie von Tunzelmann et Paul Franklin, “ Gravitational lensing by spinning black holes in astrophysics, and in the movie Interstellar ”, IOPscience, 2015. Consulté en ligne le 29 février 2016.. La simple existence de cet article officiel est reprise par les médias pour faire la promotion du film. La controverse est lancée sur la fidélité scientifique du scénario et des effets spéciaux, les uns saluant la démarche de collaboration et de médiation scientifique, les autres pointant toutes les invraisemblances et le manque de réalisme.
207L’article scientifique, de son côté, rend compte de façon très détaillée d’une démarche à la fois scientifique et artistique. Il y est précisément expliqué comment les équations décrivant un trou noir ont permis de créer des images, grâce aux compétences d’un physicien et de spécialistes des effets spéciaux. Ce n’était pas la première fois (ni la dernière) qu’un trou noir été mis en image, et l’article retrace bien l’historique des travaux scientifiques de simulations. En lui-même, le propos est irréprochable. Il n’est clairement pas question d’affirmer la véracité scientifique du film Interstellar. Même les libertés que le réalisateur a prises par rapport au modèle physique sont expliquées ainsi que les incohérences scientifiques qui en découlent.
208La polémique sur les invraisemblances du film n’avait donc pas lieu d’être, puisqu’il s’agit clairement d’une fiction. Pourtant, la parution de l’article dans un journal officiel a semé le trouble et lancé le débat. Il s’agirait donc d’une stratégie de communication habile pour faire parler du film. Mais le rapport entre l’article et le film n’est pas si simple.
209En fait, la publication ne concerne pas le scénario d’Interstellar mais le module de rendu Double Negative Gravitational Renderer, créé spécialement pour représenter le trou noir dans le film. Ce dernier est conçu pour permettre d’observer un trou noir comme si on était à côté de celui-ci. Pour les rédacteurs de l’article, cette caractéristique n’est pas seulement dictée par les contraintes du film, dans lequel il faut représenter un vaisseau spatial à côté du trou noir. Elle renvoie aussi à des « intérêts culturels » parce que « “tout le monde” veut savoir à quoi cela ressemblerait de vivre à côté d’un trou noir, bien que personne ne s’attende à faire ce genre d’observation durant sa vie »117117.Id., p.3. Traduit par moi-même.. Cet argument supplémentaire n’a rien de nécessaire, puisque le projet du film suffit à justifier la démarche. Pourtant, les auteurs prennent la peine de signaler, entre parenthèses, que « tout le monde », entre guillemets, s’intéresse à l’apparence des trous noirs. Ce serait un fait bien connu. Ce détail, un peu surprenant, est intéressant parce qu’il est aussi à l’origine des « nouveaux aperçus »118118.Id., p.1. « New insights ». Traduit par moi-même. effectués, c’est-à-dire des soi-disant découvertes scientifiques relayées par les médias dans le cadre de la réception du film.
210En effet, les observations effectuées avec ce point de vue rapproché sont nouvelles. Prenons le temps de comprendre ce qui fait leur nouveauté. En fait, ces observations n’ont jamais été effectuées auparavant parce qu’elles ne correspondent à aucune expérience humainement réalisable. Si les scientifiques se sont cantonnés à simuler des trous noirs observés depuis une distance qui tend vers l’infini (c’est-à-dire sans perspective, un peu comme une vue isométrique) c’est parce que, dans les faits, le trou noir le plus proche de nous est déjà extrêmement loin. Donc, si on veut comparer la simulation avec une observation empirique, mieux vaut simuler un trou noir vu de très loin. Ainsi, les observations sont nouvelles d’abord du fait d’un déplacement de l’observateur fictif. Et ce déplacement répond à des « intérêts culturels », c’est-à-dire à une sorte de curiosité préscientifique qui nous pousse à imaginer le trou noir comme s’il était devant nous. Cette curiosité spontanée, c’est le filon exploité par le film Interstellar. Il place notre regard dans les situations les plus avantageuses pour jouir du spectacle grandiose d’un trou noir géant. Il s’agit de véritables gros plans cosmiques.
211Il semble intéressant ici de reprendre les réflexions de Bruno Latour sur les cartes du célèbre explorateur La Pérouse.119119.Bruno Latour, op. cit., pp.226-231. Le sociologue explique les caractéristiques de ses cartes par le fait que l’explorateur doit faire parcourir de grandes distances aux informations qu’il recueille. Il n’a aucun attachement aux lieux qu’il parcourt, mais il les traverse dans le seul but qu’on puisse y retourner, et seulement grâce à l’aide de ses cartes. C’est pourquoi il les dessine sur du papier et selon une projection homogène de l’espace sur la feuille. Ainsi, elles deviennent des outils qui permettent de calculer une infinité d’itinéraires. Bruno Latour voit là un exemple typique de la production des représentations scientifiques.
212De façon analogue, les particularités du module de rendu de Double Negative s’expliquent par un déplacement de l’observateur. Dans un premier temps, il s’agit d’un déplacement virtuel, par le moyen de la simulation basée sur des équations mathématiques, sur une très longue distance avec une caméra virtuelle qui produit des images de synthèse. Cela produit une observation à distance, sans même que l’on ait besoin de se déplacer. Ce qui aurait certainement facilité la tâche de La Pérouse. Cet outil de rendu est déjà, en lui-même, un outil de calcul permettant de se faire une idée du trou noir, de faire calculer à l’ordinateur une image de l’objet, sans avoir besoin de se déplacer. Puis, ce paysage virtuellement rapporté, devient le décor d’une seconde exploration, celle des personnages mis en scène par Christopher Nolan.
213La logique des déplacements de l’observateur, qui est à la base de la production des faits scientifiques, permet donc aussi de rendre compte du processus de création à l’origine des semblants de faits scientifiques qui composent le projet Interstellar. Le processus scientifique est imité dans la production même des images, depuis le début du projet.
214Pour revenir à l’article qui nous occupe, la scène semble clairement décrite. Dans le cadre d’une collaboration entre un scientifique et des artistes, un outil de création d’image est conçu. Cet outil est utilisé pour satisfaire une forme de curiosité un peu naïve, celle de voir un trou noir de proche. L’heureuse surprise, c’est que cette naïveté est à l’origine de nouvelles « découvertes » scientifiques. Il semble donc y avoir une légère tension entre le monde scientifique et le monde du cinéma. Chacun a ses propres intérêts. C’est pourquoi il est surprenant que les artistes aient été utiles aux intérêts des scientifiques. Dans la parenthèse qui a retenu notre attention, on entend clairement la voix de Kip Thorne, qui tient à clarifier que le fait de placer la caméra à proximité d’un trou noir n’a aucune pertinence scientifique a priori. Il s’agit là simplement de ce que tout un chacun aimerait voir. Aussi, les représentations populaires sont évoquées plus bas, pour justifier le choix final de l’image projetée dans Interstellar. Cette image n’est pas scientifiquement exacte, mais ses qualités plastiques ont été jugées meilleures dans le cadre du film.
215« Christopher Nolan, the director and co-writer of Interstellar, and Paul Franklin, the visual effects supervisor, were committed to make the film as scientifically accurate as possible — within constraints of not confusing his mass audience unduly and using images that are exciting and fresh. »120120.Kip Thorne, Oliver James, Eugénie von Tunzelmann et Paul Franklin, op. cit., p.22.
216Bien que les artistes aient une démarche engagée en faveur de la science, ils restent soumis à certains impératifs : « ne pas dérouter leur audience de masse » et « produire des images fraîches et excitantes ». Voilà qui détonne avec ce que l’on attend d’un article scientifique : la neutralité du ton. Qu’aurait-on dit de ce genre d’assertion dans un article de sociologie ? On peut entendre dans ce passage l’expression d’un mode de pensée rationaliste (que l’on a évoqué avec l’exemple de La guerre des mondes) qui considère le public comme une foule stupide et excitable. Ainsi, Christopher Nolan est contraint d’utiliser de belles images, plutôt que des images exactes, afin de vulgariser la science. Il semble donc que l’article manque de profondeur dans son explication sociologique des raisons des choix du réalisateur.
217Bien sûr, cela ne remet en cause la démarche de Kip Thorne et de l’équipe de Double Negative qui est tout à fait remarquable. Dans le fond, rien n’obligeait Christopher Nolan à faire appel à un expert scientifique et il est très intéressant de voir la collaboration qui s’est produite en parallèle du projet du film. La représentation du trou noir, prise de façon isolée, est effectivement un puissant moyen de médiation, dans la mesure où il rend tangible quelque chose d’absolument éloigné de notre sens commun. Cependant, il faut analyser le projet dans sa globalité. Le film n’est clairement pas un objet de médiation scientifique. La collaboration entre art et science est prise dans un projet plus important, celui d’un film de science-fiction. Et les rédacteurs de l’article ne semblent pas en mesure de donner un avis critique sur ce projet.
218Dans ces conditions, la médiation scientifique semble déviée de sa vocation initiale, à savoir de rendre accessibles des connaissances complexes. L’image de la médiation scientifique est comme mise au service de la promotion du film et par conséquent de la diffusion d’un autre message, d’un message idéologique. Pour le dire autrement, la médiation scientifique acquière indirectement une dimension politique qui la dépasse.
219Il convient alors de poser cette question : dans quel but et en fonction de quels intérêts, le projet Interstellar mêle-t-il la réalité d’un article scientifique à la fiction d’un scénario apocalyptique ? Pourquoi focaliser l’attention sur le réalisme et la fidélité scientifique du trou noir alors que le scénario est lui-même improbable ? Autrement dit, au service de quelles interprétations idéologiques du scénario travaillent ces confusions entre science et fiction ?
2. Les pouvoirs des experts scientifiques face à l’hostilité de la Terre
220Si j’ai choisi de porter tant d’attention à Interstellar, parmi les nombreux films de science-fiction que j’ai visionnés avec ce mémoire, c’est parce qu’il met en œuvre de multiples procédés discursifs propres au ton apocalyptique. Nous avons déjà commencé à le voir, ces procédés sont là pour rendre crédible le scénario, en imitant des faits scientifiques. Dans ce scénario, la planète Terre apparaît comme inhospitalière. L’espèce humaine doit alors la quitter pour survivre. Pour y arriver, il faudrait croire à la surpuissance de la science et lui donner les pleins pouvoirs.
221Le film commence effectivement avec la description de la situation environnementale de l’époque. Plus qu’une description, c’est une fiction de documentaire. Des témoignages de personnes âgées sont montrés avec les codes du documentaire classique contemporain : fond noir, gros plans sur les visages. Aussi le son des témoignages se poursuit-il au-delà de la coupure du plan, pour devenir des voix-off. On comprend alors que ces voix viennent du futur, puisqu’elles racontent au passé, ce que nous voyons présentement à l’écran. À la manière des flash-infos radiophoniques de La guerre des mondes, ce faux documentaire offre une place importante à la puissance suggestive de la voix. Cela donne du crédit à la catastrophe environnementale décrite. De plus, comme les personnes sont toutes très âgées, on sent bien que ce sont les derniers témoins d’un temps révolu. Ce temps, on le comprendra plus tard dans le film, est celui où l’humanité habitait encore la planète Terre.
222Bien qu’elle ait vocation à s’évader dans l’espace, l’humanité est pour l’instant clouée au sol terrestre. Elle est à bout de souffle. Les États-Unis en particulier sont réduits à une vulgaire nation d’agriculteurs. En raison de ses résultats scolaires, le fils aîné, Tom, est voué à travailler la terre. La sentence tombe alors qu’il n’a que 15 ans, ce qui paraît complètement injuste à Cooper, son père. Pour lui, cela revient à le condamner, à lui refuser toute chance de développer ses capacités intellectuelles. Le mot « pécore » n’est pas prononcé, mais cela ne ferait pas une grande différence.
223La cadette, Murphy est passionnée par la science et la conquête spatiale. On apprend d’ailleurs qu’elle a eu des problèmes en classe à propos du programme Apollo. L’institutrice a bien tenté de lui expliquer qu’il ne s’agissait que d’une manœuvre de propagande dans le cadre de la guerre froide, mais elle n’a rien voulu entendre et s’est même battue avec ses camarades. Cooper est atterré par l’obscurantisme terrien qui règne sur son époque : « Dans le temps, on levait les yeux en se cherchant une place parmi les étoiles. Là, on fait que baisser les yeux, et se soucier de trouver notre place dans la gadoue ».
224Cooper passe donc pour un homme réfractaire à toute adaptation des normes sociales aux enjeux écologiques de son époque. Mais ce n’est pas sa faute : il est en fait en avance sur son temps. Il en est de même pour l’équipe d’experts scientifiques de la NASA. Ils travaillent dans l’ombre pour sauver le monde. Il s’agit du « secret le mieux gardé au monde »121121.Interstellar réalisé par Christopher Nolan, sorti en 2014. 00:26. Le caractère secret de leur mission est rendu nécessaire par une description caricaturale de l’opinion publique. Constituée principalement de péquenauds affamés, la population n’est pas prête à accepter que l’argent public soit dépensé dans la construction de vaisseaux spatiaux hyper-innovants, plutôt que dans la production de nourriture.
225En suivant le discours rapporté par le film, en l’interprétant un minimum, on remarque que l’espèce humaine ne semble avoir aucune responsabilité vis-à-vis de son environnement. C’est la Terre elle-même, qui exprime de l’hostilité à son égard, hostilité décrite par des mécanismes biologiques et écologiques : des maladies céréalières qui font disparaître peu à peu l’oxygène de l’atmosphère. Ainsi, le système Terre est en train de rejeter l’espèce humaine hors de lui. La génération de Tom et Murphy est la dernière à pouvoir survivre sur la planète. Il est donc grand temps de trouver une façon de quitter cet endroit : « Nous ne sommes pas censés sauver le monde, nous sommes censés le quitter »122122.Id, 00:29..
226Pour quitter le monde et sauver les hommes, tout repose dans le film sur les experts scientifiques. Le pouvoir des gouvernements n’est mentionné qu’une seule fois, de façon allusive et condescendante. La NASA aurait été fermée par l’État pour « avoir refusé de larguer des bombes depuis la stratosphère sur des populations affamées. »123123.Id., 00:28. Puis, quand « Ils [sous-entendu les représentants de l’État] se sont rendus compte que tuer n’était pas une solution à long terme, ils ont à nouveau fait appel à nous, en secret néanmoins. »124124.Ibid. Ainsi, les experts des techno-sciences viennent à la rescousse de systèmes politiques impuissants.
227Les liens entre les institutions scientifiques et celles politiques continuent d’être tissés dans la suite des explications du plan de sauvetage. Comme l’explique le directeur de la mission, le professeur John Brand, il y a un plan A et un plan B. Le plan A consiste à évacuer la majorité des habitants de la Terre dans une arche interstellaire, vers la destination d’un nouveau monde. Pour y parvenir, il faut réussir à vaincre le pouvoir de la gravité, cette force qui nous condamne au sol terrestre. Pour cela, il faut résoudre une équation de physique théorique. Si les scientifiques n’y parviennent pas, alors il y a le plan B. Le plan B consiste à envoyer une « bombe démographique » dans ce même nouveau monde. Comme cet engin est plus facilement transportable que la population mondiale, il est possible de l’envoyer avec un vaisseau spatial conventionnel. Le problème de la survie de l’espèce ne passe donc en aucun cas par l’adaptation des activités humaines en fonction des équilibres écologiques de la planète Terre. Il est bien trop tard pour penser à ce genre de solutions, il faut partir. Mais, l’urgence ne veut pas dire qu’il ne reste plus qu’une chose à faire. Il y a encore deux possibilités.
228La phrase du professeur John Brandt « Il y a le plan A et le plan B »125125.Id., 00:33 , récitée clairement et lentement, semble faire écho à la célèbre phrase du secrétaire général des Nations Unies Ban Ki-moon « Il n’y a pas de plan B parce qu’il n’y a pas de planète B ». Cette dernière formule vise à fédérer tous les chefs d’État autour des enjeux écologiques. Elle exprime avec force la nécessité de compromis internationaux afin de ralentir la dégradation de notre cadre de vie. Il faut que les négociations aboutissent, sinon nous risquons de rendre la planète invivable. Et, contrairement à ce que l’on voit dans les films, nous n’en n’avons pas d’autre à disposition.
229La formule de Ban Ki-moon est aussi reprise par Laurent Fabius dans un discours filmé spécialement pour l’ouverture de la COP21 en décembre 2015.126126.Discours filmé de Laurent Fabius, consulté en ligne le jeudi 3 mars 2016. Les propos de l’homme politique, et ceux du professeur John Brandt, personnage de science-fiction, se répondent étonnamment bien. Dans Interstellar comme pour la COP21, « le monde aura rendez-vous avec l’avenir de la planète »127127.Laurent Fabius, op. cit.. Dans les deux discours, « nous sommes la dernière génération à pouvoir agir »128128.Ibid.. Pourtant les conclusions divergent : pour Laurent Fabius, il n’y a qu’une seule solution : il s’agit « d’aboutir à un accord mondial afin que notre planète reste vivable »129129.Ibid. ; tandis que pour la NASA, dans Interstellar, il y a plusieurs options, mais qui impliquent toutes de quitter la Terre.
230Comme je l’avais volontairement fait dans la première partie, la fin du monde est ici réduite à un problème technique. La différence est que dans ce film, seules les techno-sciences peuvent agir pour résoudre ce problème. Pourtant, rien ne prouve que ce problème ait une solution, et encore moins que cette solution soit d’ordre technologique. En outre, les pouvoirs politiques semblent bien démunis dans le monde d’Interstellar. Encore une fois, la voix de la science-fiction semble se mélanger avec les voix politiques du monde réel. Ce procédé caractéristique du ton apocalyptique fait résonner le propos au-delà de la fiction au sein de débats de politiques environnementales. Plus qu’une fiction technologique, il s’agit d’un propos politique en faveur de fictions technologiques.
3. L’esprit pionnier au-delà de toute limite
231Interstellar apparaît d’autant plus comme une représentation apocalyptique que la narration pourrait être schématisée par une suite incessante de révélations, chaque révélation entraînant avec elle un nouveau mystère encore plus énigmatique. De plus, les révélations semblent prises dans une situation d’énonciation similaire à celle de l’Apocalypse de Jean : un système complexe d’envois et de renvois qui tournent en boucle.
232Par exemple, il y a le « fantôme » de Murphy. Il s’agit d’étranges phénomènes qui semblent être des envois cryptés. Ils se manifestent à la façon d’un poltergeist, d’abord avec des livres qui tombent des étagères. Ce premier contact avec le mystère permet, dès le départ, de poser la science comme une démarche d’élucidation.
233Puis, de la poussière qui se dépose d’elle-même selon des figures géométriques. Lorsque ce phénomène se manifeste dans la chambre, l’air est saturé de poussière et une lampe de chevet tombée au sol. Atmosphère des plus apocalyptiques : le contre-jour créé par la lumière rend visible la poussière, ce qui obstrue la vue tout en révèlant une partie du mystère du fantôme. On retrouve ici la métaphore du voile d’Isis utilisé par les mystagogues d’Emmanuel Kant. C’est-à-dire que le secret est aperçu à travers le voile, il reste donc toujours une part de vérité cachée ou filtrée. Comme nous l’avons vu plus haut, c’est le propre du discours mystagogique de ne jamais dévoiler complètement le mystère.
234Puis le mystère s’éclaircit partiellement quand Cooper découvre qu’il s’agit en fait d’un code binaire qui donne des coordonnées géographiques. On ne sait pas d’où cela vient, mais on sait où cela mène. Il y a donc deux nouveaux mystères : d’où vient le message ? et que va-t-on découvrir à la destination pointée par le message ? Le chemin est encore une fois semé de métaphores apocalyptiques. Cooper décide d’y aller seul alors que sa fille Murphy, qui veut à tout prix voir ce qui se cache là-bas, se glisse sous une couverture dans la voiture. La cachette ne dure pas longtemps puisque Cooper soulève la couverture et découvre sa propre fille. La dimension apocalyptique de ce geste ne doit pas être sous-estimée. En effet, la relation entre le père et la fille sera ensuite compliquée par des distorsions temporelles. La fille devient aussi âgée, et même plus âgée que son père. Le complexe d’œdipe se renverse, ce qui donne rétrospectivement une dimension métaphorique à cette scène de dévoilement apparemment innocente. Comme le rappelle Jacques Derrida, le terme apokalupsis, dans la Bible, fait référence à une sorte de dévoilement qui est déjà aussi important que l’acte qu’il annonce. Ainsi, quand Ham voit le sexe de son père Noah, dans la Genèse (IX, 21), c’est déjà aussi incestueux que l’acte sexuel qui s’annonçait. La révélation, le fait de donner à voir quelquechose qui annonce, peut-être interprété au même niveau que ce qui est annoncé. C’est la chose elle-même qui s’annonce. Tout se passe comme si elle était déjà présente.
235Une fois arrivée sur place, la nuit est tombée, la vue est totalement obstruée. On ne peut apercevoir qu’un grillage qui barre la route. Murphy, à moitié endormie, propose de sortir la pince coupante pour aller au-delà de l’obstacle. Mais, voilà, une lumière éblouissante surgit de l’obscurité, accompagnée d’une voix, autoritaire et menaçante : « éloignez-vous de la clôture ! ». Un son de décharge électrique. On voit depuis le regard de Murphy que la lumière s’approche. « N’ayez pas peur ». Hurlement de Murphy. Fin de la scène.
236Il y a là toutes les caractéristiques du ton apocalyptique. Il y a d’abord le duo de la vue voilée et de la lumière qui dévoile en même temps qu’elle éblouit. Il y aussi l’importance de la voix, dont on ne connaît pas l’origine, mais qui a le ton autoritaire de la voix de la raison. Il y a aussi des éléments propres à la notion de fin, telle que décrite en introduction de ce mémoire : le grillage impose une limite à la route, cependant, Murphy est déterminée, elle poursuit son chemin en repoussant les limites. Tout comme son père, c’est une exploratrice, une pionnière. Elle n’a pas peur de l’inconnu, au contraire, elle est passionnée par la science parce que son rôle est de dévoiler les mystères du monde.
237Cet esprit pionnier se retrouve ensuite dans tous les moments de dévoilement qui structurent le film. Lors des découvertes et explorations de nouvelles planètes, du passage à travers le trou de ver, etc. À chaque fois, l’action de dévoiler permet de repousser les limites. Mais il ne s’agit pas de limites quelconques, ce sont toutes les limites constitutives de la condition humaine qui sont repoussées : la localité de la planète Terre ; l’inscription dans une temporalité commune et la reproduction sexuée comme mode d’existence en tant qu’espèce.
238Premièrement, l’espèce dépasse sa limite terrestre grâce au dévoilement du mystère contenu dans le trou noir. Apocalyptique par excellence, Gargantua (c’est le nom du trou noir) ne peut pas être vu directement, ni pénétré, pourtant il possède une force d’attraction immense qui amène tout en lui. Grâce aux informations qu’il contient, l’humanité parvient à résoudre l’équation de la gravité, c’est-à-dire à maîtriser la gravité, et ainsi partir de Terre. Ce trou noir contient donc le grand mystère qui nous délivrerait de notre prison terrestre. Le dévoilement de ce mystère, opéré par Cooper et son robot Tars depuis l’intérieur du trou noir, change donc de façon drastique les conditions d’existence des hommes : nous ne sommes plus forcés de vivre sur Terre.
239Néanmoins, pour que cette découverte nous libère, il y a un prérequis nécessaire : nous devons être capables, en tant qu’espèce, de construire entièrement notre cadre de vie et d’assurer sa viabilité sur le très long terme. Ce postulat est loin d’être vérifié dans le monde réel. Pour l’instant, cette idée s’exprime plutôt en terme de record. Par exemple, le record du plus long vol spatial de l’histoire de l’humanité, détenu par le cosmonaute soviétique Valeri Vladimirovitch Poliakov, qui est resté plus de 14 mois d’affilée à bord de la station spatiale Mir. Une durée des plus réduites si on la compare à l’existence de l’humanité en tant qu’espèce. La viabilité d’un milieu de vie complètement fabriqué est donc bien un élément de fiction.
240L’architecte Richard Buckminster Fuller est l’un des créateurs de cette fiction, ou plutôt de cette vision prospective. Il l’a notamment cristallisée dans l’expression « vaisseau spatial Terre ». Ce groupe nominal désigne le fait que la planète Terre est un système clos, dans lequel il s’agit de bien gérer les flux de matière et d’énergie, afin de survivre. Tout se passe comme si nous étions dans l’habitacle d’un énorme vaisseau spatial. Comme nous l’explique en détail le philosophe Hicham-Stéphane Afeissa, l’architecte met en pratique sa vision prospective dans le projet World Game. Il s’agissait de « mettre au point un programme informatique de planification mondiale [...] destiné à réguler tous les paramètres (économiques, démographiques, écologiques, technologiques, etc.) permettant de maintenir et même d’optimiser les systèmes de support et de régénération de la vie. »130130.Hicham-Stéphane Afeissa, op. cit, p.297.
241L’idée poursuit son chemin jusque dans le projet Biosphere 2, réalisé entre 1987 et 1994 par Space Biosphere Ventures. Dans ce projet, la vision prospective devient littéralement un monde fabriqué. Il s’agit de construire un autre monde habitable qui, bien que réduit à la forme d’habitacle, permettrait de vivre de façon matériellement autonome et dont le lieu n’aurait aucun lien avec la planète Terre. Cette tentative me semble très intéressante d’un point de vue philosophique puisqu’elle met en relief un malentendu de taille sur la définition du monde. Pour les responsables de ce projet, il s’agit d’un espace délimité dans lequel un groupe d’êtres humains peut vivre (d’un point de vue biologique et psychologique) sans problème. Pour moi, il s’agit plutôt d’une représentation subjective du lieu que l’on habite. Autrement dit, Biosphere 2 est loin d’être un monde dans le monde, c’est simplement un espace clos. C’est une parcelle de mon monde dont l’incroyable (et aussi insensée) spécificité est d’être complètement hermétique ou — pour être plus précis — complètement finie.
242Le projet Biosphere 2 a échoué, et les experts scientifiques n’ont pas survécu dans cet environnement entièrement artificiel et coupé du reste de la Terre. Heureusement que la coupure du reste du monde était elle aussi artificielle : ils n’ont eu qu’à franchir une porte pour être sauvés. Cette drôle de fin laisse le vaisseau-biosphère interstellaire à l’état de fiction, et même de fantasme comme on le voit dans le film Interstellar. Ce rêve rendu visible au moment où Cooper se retrouve dans la « station Cooper », nommée en hommage à sa fille. L’environnement est en forme de tube, le sol et le plafond se confondant dans une boucle. L’énergie semble provenir d’une étoile à proximité, la lumière passant au travers d’une grande paroi transparente à l’extrémité du tube. La forme exprime bien les caractéristiques d’une biosphère, comme l’entendent les scientifiques à l’origine de Biosphere 2 : un système abritant la vie, matériellement clos et énergétiquement ouvert. Ce monde préfabriqué pour le voyage interstellaire transporte une joyeuse société, américaine de préférence (les adolescents jouent au baseball). Elle ne semble pas contenir toute l’humanité. Mais, on peut toujours imaginer que d’autres stations de ce genre existent, ou verront le jour, afin d’évacuer toute la population mondiale vers une nouvelle planète.
243Comme nous l’avons évoqué plus haut, une autre condition de l’existence humaine est dépassée ou débloquée, c’est l’inscription dans une temporalité commune. En effet, quand Cooper reprend ses esprits dans la station spatiale, des dizaines d’années ont passé pour les autres humains et notamment pour sa fille. Il avait déjà reçu un message vidéo d’elle alors qu’elle avait le même âge que lui, ce qui n’était déjà pas une expérience facile, mais il la voit maintenant sur son lit de mort. Elle est entourée de toute sa famille, les petits et arrière-petits-enfants de Cooper. Si les limites du temps sont dépassées techniquement parlant, cela semble plus difficile affectivement que le déracinement terrestre. Le père souffre effectivement de ce décalage temporel, il est comme exclu de sa propre descendance. La relativité générale, c’est plus dur à vivre qu’un petit décalage horaire. Mais cette souffrance reste libératrice. En effet, la suppression de toute attache générationnelle lui permet de repartir à l’aventure. Il redevient un pionnier et même un colonisateur. Il part rejoindre Amélia, sur la dernière planète qui s’est révélée être habitable. On suppose qu’elle applique le plan B, elle doit être en train d’incuber des êtres humains de façon artificielle. Ainsi, la reproduction sexuée, elle aussi, n’est plus une condition d’existence humaine. On peut très bien exister et prospérer sans cela. Amélia et Cooper deviennent ainsi les Adam et Ève version 2.0, agissant en fonction de conditions humaines entièrement décloisonnées. Le film s’ouvre avec l’angoisse d’être la dernière génération, il se ferme avec l’espoir et l’audace de devenir la première d’une nouvelle humanité.
244On est tenté de parler de nouvelle humanité parce que les conditions sont substantiellement changées, mais aussi parce qu’il y a une coupure entre les générations. La nouvelle colonie est créée ex nihilo, par deux individus sans aucune attache avec l’autre société humaine. Cooper est exclu de sa famille et Amélia a perdu la seule personne qu’elle aimait, le professeur Edmunds. L’humanité passe donc d’une version apparemment unifiée et contrainte par des enjeux écologiques à une version disséminée par l’aventure d’un sauvetage millénariste. La difficulté de subordonner les projets individuels à un projet collectif relatif à l’humanité dans son ensemble est contournée. Elle laisse place à des difficultés d’un autre genre, qui se laissent surmonter par des actions héroïques et une volonté guidée par la science. En fin de compte, il semble que cette nouvelle humanité ne soit qu’une nouvelle communauté humaine, évoluant dans des conditions très différentes des nôtres. Les hommes, eux-mêmes, n’ont pas tellement changés. Ils étaient bien plus différents de nous au début du film qu’à la fin. Plus précisément, tout est fait pour que l’on s’identifie négativement aux hommes du début, et que l’on se projette positivement dans la peau de ceux de la fin. Paradoxalement, on pourrait dire que le scénario obéit à une logique conservatrice, dans la mesure où tous les bouleversements des conditions humaines répondent du désir de continuer, comme avant, à considérer les pionniers comme des héros.
245La fin du film est donc bien un dénouement. Ce que l’on y dénoue, ce sont toutes les conditions qui nous lient et nous rassemblent. Nous sommes ensemble dans un même lieu, la Terre ; nous sommes pris dans une certaine temporalité et vieillissons tous ensemble ; enfin, nous sommes unis par les liens de parenté sur une échelle de temps équivalente à l’existence de l’humanité. Tout cela est défait à la fin du film, ce qui évite de se poser la question de ce que ces liens impliquent quant à notre existence et au bien fondé de nos activités techniques visiblement destructrices. Autrement dit, les rapports entre l’activité des habitants de la Terre et l’habitabilité de la Terre ne sont pas questionnés.
Conclusion de la deuxième partie
246Dans cette deuxième partie, je me suis intéressé à l’apocalypse et au langage dans le but de mieux comprendre les récits et les représentations de la fin du monde. J’ai suivi l’hypothèse derridienne du ton apocalyptique afin d’être mieux armé face aux équivoques amenées par les propos eschatologiques. L’étude de ce ton dans la pièce radiophonique La guerre des mondes d’Orson Welles m’a permis de voir comment des procédés de mise en scène linguistique permettaient de travestir la fiction en faits scientifiques. Pour cela, je me suis aussi appuyé sur une vision anthropologique des sciences, proposée par Bruno Latour, qui classe les faits sociaux selon leur degré de plasticité lors des processus d’appropriation et de citation. Enfin, je me suis penché sur un exemple contemporain et diffusé en masse : Interstellar.
247Ce film utilise tous les procédés apocalyptiques disponibles afin de libérer le spectateur de conditions humaines primaires. Ainsi, les défis technico-scientifiques donnent lieu à des actes héroïques, des actes qui nous sauvent, non pas de la fin du monde, mais d’avoir à répondre aux embarrassantes questions éthiques posées, justement, par la fin du monde. En outre, les prouesses des protagonistes sont fictives, mais les questions éthiques réellement embarrassantes.