A. Qu’est-ce que le ton apocalyptique selon Jacques Derrida ?
1. Un dévoilement jamais accompli, les fins du discours à éclaircir
141Le sens du mot apocalypse n’est pas simple. Étymologiquement, apocalypse vient du grec apokalupsis qui signifie le dévoilement, le découvrement. Comme nous l’explique Jacques Derrida, ce dévoilement s’entend au sens propre comme au sens figuré. Il s’agit par exemple de découvrir la tête d’un voile, d’ôter les cheveux de devant les oreilles, mais aussi de révéler un secret, de donner à entendre ou à voir une vérité jusqu’alors occultée.
142Cette signification de l’apocalypse nous paraît peu commune. De fait, elle ne date pas d’hier. On trouve cet usage du mot apokalupsis et de ses dérivés dans les Septante, c’est-à-dire les textes qui nous sont parvenus et constituent une version de l’Ancien Testament depuis l’hébreu vers le grec ancien. Dans ces versions grecques, le mot apokalupsis serait utilisé pour traduire les dérivés du verbe hébreu gala, du moins c’est ce qu’indique André Chouraqui pour expliquer sa traduction du Nouveau Y-Testament. Cette entreprise de traduction, « très singulière tentative »6868.Jacques Derrida, D’un ton apocalyptique adopté naguère en philosophie, Galilée, Paris 1982. P.12. selon Jacques Derrida, consiste à imaginer ce qu’aurait été le Nouveau Testament, s’il avait été écrit en hébreu, afin de mieux le retraduire depuis le grec vers le français. Il faut savoir, par ailleurs, que le Nouveau Testament nous est parvenu en grec, et qu’il ne semble y avoir aucune trace d’une version antérieure écrite en langue sémitique. Cette nouvelle traduction repose donc sur l’hypothèse que le fait d’écrire le Nouveau Testament en grec était déjà une sorte de traduction puisque le texte ne s’inscrit pas dans la continuité de la culture grecque, mais dans celle des langues sémitiques et de l’Ancien Testament. Ainsi, il s’agirait de « rechercher sous le texte grec son contexte historique et son substrat sémitique »6969.André Chouraqui, Liminaire pour l’Apocalypse, cité par Jacques Derrida, ibid.. Tout cela pour dire que le terme hébreu gala confirmerait bien que l’apocalypse signifie, à l’origine, le dévoilement, le découvrement.
143Même sans aller aussi loin dans l’analyse étymologique du mot apocalypse, il est remarquable que ce mot ait complètement changé de sens depuis son acception antique. Ce qui signifiait à l’origine — ou du moins il y a bien longtemps — révélation et dévoilement, signifie aujourd’hui catastrophe et destruction du monde. Comme si ce mot n’avait aucune détermination, comme s’il se laissait utiliser dans n’importe quel sens, n’importe quelle direction. Essayons de mieux comprendre cette transformation apparemment radicale.
144Dans l’Apocalypse, le texte biblique, il y a bien des destructions catastrophiques, comme par exemple la chute de Babylone, qui est détruite par la colère de Dieu. La destruction est décrite comme une catastrophe soudaine et violente : « Malheur ! Malheur ! / La grande cité dont l’opulence a enrichi tous ceux qui ont des vaisseaux sur la mer, / il a suffi d’une heure pour qu’elle soit dévastée ! » (XVIII, 19)7070.Traduction œcuménique de la Bible / comprenant / L’ancien et le nouveau testament / traduits sur les textes originaux hébreu et grec / avec introductions, notes essentielles glossaire / nouvelle édition revue 1996. Alliance Biblique Universelle — Le Cerf, La Pochothèque, Le Livre de Poche, Librairie Générale Française, Paris 2011.. Mais cette destruction est avant tout l’expression du jugement de Dieu. En effet, tout de suite après on peut lire : « Réjouis-toi de sa ruine, ciel ! / [...] car Dieu, en la jugeant, vous a fait justice. » (XVIII, 20) Puisque la ville s’est enrichie par la perversion de ses habitants, sa destruction n’est que la révélation éclatante du jugement de Dieu. Il semblerait donc que l’idée d’un événement apocalyptique, en perdant son caractère de message divin, soit devenue au fil des temps une simple catastrophe. Ce serait une sorte de sécularisation de la notion d’apocalypse.
145Mais, ce n’est pas si simple, il y a plus que cela. L’apocalypse n’a pas simplement perdu sa dimension religieuse. Dans son sens original, le mot ne désigne pas forcément une catastrophe. Il peut désigner quoi que ce soit de l’ordre du dévoilement. Ainsi, le texte écrit par Jean de Patmos ne s’intitule pas l’Apocalypse parce qu’il raconte des catastrophes révélant la parole de Dieu, mais parce que le texte lui-même est une révélation de la parole de Dieu. En effet, Jean écrit sous la dictée d’un ange envoyé par Jésus Christ, lui-même porteur de la voix de Dieu. Dès les premiers mots du texte on peut lire : « Révélation [apokalupsis] de Jésus Christ : / Dieu la lui donna pour montrer à ses serviteurs ce qui doit arriver bientôt. / Il la fit connaître en envoyant son ange à Jean son serviteur, / lequel a attesté comme Parole de Dieu et témoignage de Jésus Christ tout ce qu’il a vu. » (I, 1). L’apocalypse ne désigne clairement pas la catastrophe, mais la révélation de la parole de Dieu qui annonce l’avenir. Cet avenir est constitué de divers événements, destructeurs ou non — peu importe, ils sont toujours révélateurs. La part divine du mot apocalypse n’a donc pas disparue au profit de sa part catastrophique, puisque le mot n’a rien de divin ni de catastrophique en lui-même. Alors, comment expliquer le sens contemporain de ce mot ?
146Évidemment, dans la culture occidentale, le mot a certainement été profondément marqué par la publication et la diffusion du texte biblique, ce qui expliquerait en grande partie son sens contemporain : quand on dit apocalypse, on pense au texte de Jean, et au contenu de son annonce, à savoir la fin du monde qui approche. Par métonymie, on aurait fini par dire apocalypse au lieu de fin du monde. Mais peut-être y-a-t’il plus que cela derrière le sens contemporain du mot.
147L’apocalypse apparaît de nos jours comme une catastrophe d’un type particulier : c’est la mort de tous les hommes et même de toute forme de vie sur Terre. L’évolution du mot apocalypse répond donc peut être d’une évolution de contexte idéologique. Le sens contemporain du mot renvoie au seul événement susceptible, à notre époque, de révéler le sens de l’activité humaine sur le ton de la vérité. En effet, celui qui veut connaître (et non pas seulement savoir) à l’avance le sens de notre activité, et même le sens de la vie, de notre présence sur Terre, celui-là doit voir si tout cela se termine un jour et, si oui, comment cela se termine. Or, de nos jours, une vision catastrophique de destruction est à même de satisfaire ces exigences, puisqu’elle apparaît comme crédible. D’où le sens contemporain du mot apocalypse. C’est la dernière des révélations. Elle donne son sens à tout le reste. Elle le fait sur le mode de la vérité, éventuellement même de la vérité scientifique.
148Ceci n’est qu’une hypothèse par laquelle je tente d’élucider l’apparente errance du mot apocalypse si loin de son sens original. Prenons un exemple pour mieux se représenter cette hypothèse. Les studios Walt Disney nous fournissent une illustration des plus parlantes dans le film À la poursuite de demain, réalisé par Brad Bird, sorti en 2015. La protagoniste Casey Newton est une jeune femme pleine de bonne volonté, prête à sauver le monde par des procédés scientifiques et techniques. La notion d’apocalypse est explicite dans la scène où elle découvre le futur. Une machine ultra-performante lui révèle, par le biais d’une interface immersive, la disparition à venir et scientifiquement prouvée des hommes et de la vie en général.
149 À ce moment, l’ensemble des activités humaines — représentées en l’occurrence exclusivement par l’ingénierie — perdent tout leur sens. Le non-sens de la vie est bien révélée comme une vérité indiscutable. C’est vrai, je l’ai vu de mes yeux, tout va s’éteindre.
150Dans cet exemple la révélation apocalyptique se fait de manière négative. C’est le cas pour la plupart des révélations apocalyptiques contemporaines. Elles sont du type : « c’est certain on va tous mourir, rien n’a de sens ». Dans les versions optimistes, cette révélation nihiliste prépare un rebond dans l’autre direction, à savoir : « en fait, non : rien n’est certain, il y a de l’espoir ! C’est à nous de décider ! ». Ce schéma très caricatural (qui reprend le scénario du film précédent) a le mérite de mettre en évidence qu’il est de nos jours difficile d’imaginer une apocalypse positive. Cela reviendrait à mettre en image la subsistance infinie de la vie. Ce qui n’est pas très facile avec nos modes conventionnels de représentation. S’il est assez facile et très impressionnant de montrer l’événement de la destruction finale, il est difficile et pas très palpitant de montrer la vie éternellement renouvelée… Ce n’est pas comme un événement à insérer dans une histoire. Comment simplement le montrer ? Comment en faire un objet connaissable ? Il semble donc y avoir un rapport entre la structure même de la narration par des représentations spatio-temporelles linéaires7171.On peut facilement imaginer que le problème ne serait pas le même si l’on avait l’habitude de raconter des histoires toujours cycliques, qui recommencent sans arrêt, comme des GIFs. Ou bien des histoires uniquement spatiales, des images arrêtées dans lesquelles la narration circule sans début ni fin., et le fait que l’apocalypse soient entendue comme une révélation qui nous menace, et non un révélation qui nous met hors de danger.
151Essayons de synthétiser cela. Si ce qui donne un sens à l’existence de la vie en général réside dans sa finitude — le fait qu’elle se termine ou pas — alors, la grande révélation, l’apocalypse, est le dévoilement de ce secret. L’apocalypse doit donc nous montrer si, oui ou non, la vie disparaîtra un jour de la Terre. Comme il est difficile de représenter, de donner une preuve par l’expérience de l’éternité de la vie, alors l’apocalypse est souvent réduite à la représentation d’une extinction complète de la vie sur Terre, une catastrophe planétaire. Bien sûr, faire une généalogie de la notion d’apocalypse pourrait occuper un mémoire entier, ce qui n’est pas mon projet, il ne s’agit ici que d’hypothèses et d’intuitions qu’il m’a semblé légitime de formuler, dans l’attente d’autres points de vues.
152Mais revenons au texte biblique. La révélation que nous offre Jean a ceci de particulier que la plupart des visions qu’il décrit sont très difficiles à comprendre. Paradoxalement, la révélation semble manquer de clarté. Ce décalage est bien exprimé dans le passage d’introduction7272.« Révélation de Jésus Christ : / Dieu la lui donna pour montrer à ses serviteurs ce qui doit arriver bientôt. / Il la fit connaître en envoyant son ange à Jean son serviteur, / lequel a attesté comme Parole de Dieu et témoignage de Jésus Christ tout ce qu’il a vu. » (I, 1).. Le lien entre la description de « tout ce qu’il a vu », et ce que l’on est censé comprendre de la « Parole de Dieu » est flou. À la lecture du texte, le message de cette Parole n’est pas limpide. On n’a pas du tout l’impression de comprendre, alors qu’il devrait s’agir du dévoilement d’un secret. Au contraire, on a l’impression de sentir ce que cela veut dire. Tout se passe comme si la révélation n’était pas complète, comme si l’on sentait les concepts d’une langue intraduisible, mais que le secret restait mystérieux et le dévoilement inaccompli.
153Cette impression floue, ce sentiment de comprendre qui tient lieu de compréhension, permet à Jacques Derrida de rapprocher l’Apocalypse de Jean du texte d’Emmanuel Kant D’un ton grand seigneur adopté naguère en philosophie. En effet, Emmanuel Kant y dénonce certains penseurs, soi-disant des philosophes, qui s’expriment sur un certain ton dans le but justement de faire sentir cette impression de comprendre si particulière. Ils s’expriment notamment par des métaphores et des analogies afin de retransmettre la révélation qu’ils ont eue. Ils semblent donc parler sur le même ton, par les mêmes procédés que ceux de Jean de Patmos.
154Emmanuel Kant appelle ces penseurs les « mystagogues »7373.Jacques Derrida, op. cit., p.23.. Mystagogie vient du grec mystagogia. Mystes signifie « initié » et ago signifie « mener », « conduire ». Le mystagogue est donc celui qui conduit, qui initie au mystère. Ce rôle de guide lui donne du pouvoir sur ceux qui le suivent. Pour Jacques Derrida, la critique d’Emmanuel Kant ne porte pas sur l’exercice de ce pouvoir en tant que tel, mais bien sur le fait que ce pouvoir est exercé sous le nom de philosophie. Pour ce dernier, il ne s’agit pas d’un discours philosophique, parce qu’il ne porte pas sur des évidences et des preuves et qu’il n’articule pas des arguments dans un raisonnement. En fait, il s’agit d’un enchaînement littéraire d’analogies et de choses vraisemblables, qui ne débouchent sur rien d’autre que la fascination pour un mystère à moitié dévoilé, à peine pressenti. Le mystère n’est effectivement jamais dévoilé, il ne faut pas qu’il le soit, sinon le mystagogue perdrait tout son pouvoir. Jacques Derrida reformule ainsi l’argument d’Emmanuel Kant : « Il faut surtout ne pas voir, seulement pressentir sous le voile »7474.Id., p.45.. Autrement dit, si le mystère est dévoilé, ce n’est plus un mystère, et sans mystère pas de pouvoir.
155Le propos de Jacques Derrida, en première lecture, porte sur la nécessité de se prémunir contre les mystagogues. En ce sens, il s’accorde avec le propos d’Emmanuel Kant, et avec la philosophie des Lumières en général. Il faut se méfier des discours mystagogiques, il faut apprendre à les reconnaître et chercher à s’en prémunir. Il faut démystifier les discours qui exercent un pouvoir de séduction sur nous. L’auteur présente cette tâche de mise en lumière et de clarification, l’Aufklärung en allemand, comme « une loi et un destin »7575.Id., p.64., un héritage dont nous ne pouvons et nous ne devons pas nous acquitter. Il faut sans arrêt se demander en fonction de quels intérêts et dans quels buts un discours utilise le pouvoir de séduction inhérent au mystère. Il semble difficile de formuler ce qu’il y a d’essentiel dans la nécessité de cette entreprise tant cela paraît évident. Mais, d’un point de vue pratique, la clarification et la démystification mènent certainement vers une plus grande liberté, puisqu’elles nous permettent de lutter contre ceux qui veulent nous séduire et nous faire agir dans leurs intérêts. Il s’agit d’une entreprise de connaissance et d’émancipation.
156À ce propos, de quelle façon Emmanuel Kant, qui est en discussion directe avec les mystagogues qu’il dénonce, parvient-il à opérer cette démystification ? Pour que la démystification opère, il faut qu’il ait le dernier mot. Il lui faut clore le débat. Comment y parvient-il ? Par quel mode d’action s’en sort-il ? Comment fait-il pour ne pas céder au pouvoir de séduction du mystère ? Quel contre-pouvoir lui oppose-t-il ?
2. La déconstruction du ton apocalyptique, une démarche réflexive et transdisciplinaire
157Emmanuel Kant critique d’une façon particulière le ton des mystagogues. En effet, les soi-disant philosophes adoptent selon lui un ton grand seigneur, c’est-à-dire qu’ils font semblant d’avoir plus de pouvoir dans la société qu’ils n’en ont en réalité. Ils se prennent pour de grands hommes. S’ils continuent ainsi, ils pourraient devenir responsables de « la mort de la philosophie »7676.Emmanuel Kant, op. cit., cité par Jacques Derrida, op. cit., p.20.. Il semblerait donc que les propos d’Emmanuel Kant comme ceux des mystagogues, soient de type eschatologique, c’est-à-dire que tous deux annoncent la fin de quelque chose d’essentiel. Les mystagogues pressentent et annoncent la fin de la philosophie, tandis que l’auteur met en garde et explique la menace fatale que ces derniers représentent à l’égard de sa discipline.
158Certains indices dans le texte de Jacques Derrida nous portent à croire qu’il fait subir à Emmanuel Kant la même analyse critique que ce dernier fait subir aux mystagogues. En effet, bien que la philosophie se caractérise par une neutralité du ton, il semble qu’Emmanuel Kant veuille se donner un certain ton : « Le propos de Kant se marque aussi au ton qu’il se donne, aux effets qu’il cherche »7777.Jacques Derrida, op. cit., p.20.. Aussi, Emmanuel Kant fait-il « passer en jugement » ses adversaires, ce qui n’est pas sans rappeler l’idée du jugement dernier, c’est-à-dire de la volonté d’avoir le dernier le mot, de clore le débat par la révélation de la vérité. Enfin, toujours dans la même partie du texte, Jacques Derrida insiste d’une part, sur la nécessité de comprendre « en vue de quels intérêts »7878.Id., p.22, je souligne. les mystagogues portent des discours annonçant la fin, puis un paragraphe plus loin il continue en indiquant : « les mystagogues font une scène, voilà ce qui intéresse Kant »7979.Id., p.23, je souligne.. Les deux parties prenantes du débat (Emmanuel Kant et ses mystagogues) semblent donc avoir plus de points en communs qu’il n’y paraît. Chacun adopte un ton particulier ; chacun annonce la fin de la philosophie ; chacun passe l’autre en jugement ; chacun prend part à ce débat de façon intéressée et enfin, chacun veut clore le débat pour servir ses intérêts.
159Pour Jacques Derrida, les deux points de vue sur la philosophie s’expriment par des discours eschatologiques, chacun voulant proclamer plus fort que l’autre est coupable de la fin de la philosophie. En l’occurrence, c’est bien Emmanuel Kant qui aura le dernier mot, en proposant ce que Jacques Derrida nomme un « traité de paix ou un contrat »8080.Id., p.52.. Il n’est pas nécessaire ici d’entrer dans le détail de ce traité, ce qui nous intéresse avant tout étant la thèse de Jacques Derrida selon laquelle la façon d’établir ce contrat aurait par la suite servi de modèle pour la plupart des discours philosophiques occidentaux. Le texte D’un ton grand seigneur adopté en philosophie a pour objectif de clore le débat en accordant deux discours eschatologiques, deux hauteurs du ton apocalyptique. Depuis, la plupart des grands philosophes et penseurs ont en commun le caractère eschatologique de leur propos, chacun venant déclarer la fin de quelque chose de plus essentiel. Tout le monde y passe : « l’eschatologie hegelienne, cette eschatologie marxiste [...], l’eschatologie nietzschéenne [...] et tant d’autres variétés plus récentes ». Et tous les sujets y passent aussi : « la fin de l’histoire, la fin de la lutte des classes, la fin de la philosophie, la mort de Dieu, la fin des religions, [...] la fin du sujet, la fin de l’homme, [...] la fin de la terre, [...] la fin de la psychanalyse, [...] que sais-je encore ? » Ainsi, bien que les thèmes soient toujours différents, le discours philosophique semble se présenter à chaque fois comme une variation du ton apocalyptique, autrement dit un écart plus ou moins grand par rapport à la neutralité prétendue du ton philosophique.
160Aussi, Jacques Derrida doit-il inclure son propre propos au sein de cette logique. Alors qu’il étudie le ton apocalyptique et nous montre que tous les grands penseurs l’ont adopté sans vraiment le savoir, il semble contraint, lui aussi, d’adopter ce ton. En révélant l’omniprésence du ton apocalyptique et le danger que l’eschatologie représente chez ceux qui cherchent à éclaircir et à élucider, il découvre aussi sa propre eschatologie : voudrait-il déclarer la fin du ton apocalyptique ? Il y a plusieurs signes qui nous mettent sur cette voie. À commencer par le titre de la conférence : « d’un ton apocalyptique », repris dès la première phrase : « Je parlerai donc d’un ton apocalyptique en philosophie. »8181.Id., p.9. La proposition donne lieu a une amphibologie, c’est-à-dire que sa construction grammaticale fait qu’elle peut être comprise dans deux sens distincts. Soit l’auteur nous parle à propos d’un ton apocalyptique adopté en philosophie, soit il nous parle sur un ton apocalyptique. En fin de compte, il semble bien faire les deux à la fois. Le ton apocalyptique est en même temps le sujet et la manière de traiter le sujet.
161Un autre passage du texte explicite ce risque que l’auteur prend volontairement : « Et quiconque viendrait raffiner, dire le fin du fin, à savoir la fin de la fin, la fin des fins, que la fin a toujours déjà commencé, qu’il faut encore distinguer entre la clôture et la fin, celui-là participerait, qu’il le veuille ou non, au concert. »8282.Id., p.60. Ce passage ressemble à un aveu. L’aveu de ce que l’auteur aimerait pouvoir dire. Ou bien de ce qu’il a déjà dit mais en vain, puisque son propos est de fait inclus dans la démarche qu’il cherche à stopper. C’est l’histoire du serpent qui ne peut pas dire qu’il se mord la queue parce qu’il a la bouche pleine.
162Nous avons déjà vu cette structure de discours, quasiment à l’identique, dans la clôture de La société de consommation de Jean Baudrillard. L’auteur y révélait et y avouait l’impuissance de son écrit s’il devait tenir lieu de dénonciation, puisqu’il serait alors incorporé, et même pire : qu’il renforçait le mythe qui institue la société de consommation. Avec cet exemple on comprend mieux pourquoi Jacques Derrida nous enjoint plusieurs fois à questionner les buts des discours apocalyptiques. Dans quel but Jean Baudrillard révèle-t-il, à la fin, à la fois son impuissance à lutter contre le mythe, et le rôle quasi légendaire qu’il joue dans la constitution de ce mythe ? Cette position témoigne en même temps d’une analyse critique très lucide et d’une volonté très ambigüe. S’il veut seulement attendre que le changement s’opère de lui-même par une révolte, pourquoi écrit-il ce livre ? Quels intérêts s’expriment dans ce passage de fin ? S’agit-il d’une prise de pouvoir de l’auteur grâce à sa lucidité, qui sera forcément confirmée par le développement de la société de consommation ? S’agit-il d’une dévotion cachée au culte de la consommation, dont toute la critique ne serait en fait qu’une façon audacieuse de donner sa puissance au mythe ? Ou bien est-ce simplement l’aveu honnête d’une forme d’impuissance, et l’expression du réconfort offert par l’espoir d’une révolte spontanée ? Quelle est simplement la nature de sa contribution ? En tout cas, cette question posée par la tournure apocalyptique de la fin de l’œuvre de Jean Baudrillard a vite fait de prendre la forme d’un mystère. Par quel travail peut-on sortir du mystère amené par le ton apocalyptique ?
163Plus qu’une démystification, il faut tenter d’opérer une déconstruction des discours et du ton apocalyptique. La déconstruction apparaît comme une démystification, puisqu’il s’agit toujours d’une entreprise critique visant à expliquer, à éclaircir ; mais c’est une démystification réflexive, dans le sens où celui qui l’entreprend à conscience de son propre désir de voir la vérité révélée. Une démystification simple, c’est critiquer le discours de l’autre afin de clarifier, mais c’est aussi nécessairement poser son propre discours comme plus clair. L’accomplissement idéal de cette démarche serait donc la révélation de la vérité absolue. Or, c’est justement cette croyance qui alimente les discours mystagogiques. Ce n’est qu’en ayant conscience de cela, et en se méfiant de cette dérive du discours qui mène à l’omniprésence du ton apocalyptique, qu’il est possible de trouver une issue. Ainsi, pour déconstruire le discours de l’autre, il faut d’abord se méfier de son propre discours.
164À mon sens, cette démarche intellectuelle donne une grande richesse au texte. Ce dernier porte sur d’autres textes qui sont soumis à la critique, mais il est lui-même toujours en même temps soumis à une forme d’autocritique. Ainsi, la critique que fait Emmanuel Kant aux mystagogues, Jaques Derrida la fait en même temps à Emmanuel Kant et à lui-même. La difficulté linguistique consiste à ne pas faire exception, en tant qu’auteur, à la critique que l’on est en train de porter en tant que lecteur. Comment ne pas faire un énième discours eschatologique, alors que l’on critique ces formes de discours ? En l’occurrence, l’auteur trouve son issue dans ce qui ressemble à une pirouette métalinguistique. L’issue tient toute entière dans le mot « viens », une formulation qui échapperait à la fois à la révision métaphysique proposée par Heidegger dans dépassement de la métaphysique, et à toute traduction métalinguistique. Le côté complètement énigmatique de cette proposition en fait littéralement un jeu de déconstruction.
165Bien que ce genre de jeu me passionne, celui-ci me paraît trop vaste pour trouver sa place dans ce mémoire. Il faudrait certainement questionner la multitude des liens qui unissent les deux formes de dévoilement que sont l’alethéia de Martin Heidegger et l’apokalupsis de Jacques Derrida. Comme nous l’avons vu plus haut, Jacques Derrida affirme que le dévoilement de la vérité par la technique décrit par Martin Heidegger garde toujours en lui un désir apocalyptique. Martin Heidegger semble espérer un envoi du destin, quelque chose qui fera advenir une autre technique et donc un nouveau monde. Mais, Jacques Derrida, quant à lui, annonce une apocalypse d’un genre nouveau, qui annulerait toute la pensée de Martin Heidegger, qu’il s’agisse de la morale, de la vérité ou de l’histoire. « Il n’y aurait plus de chance, fors la chance, pour une pensée du bien et du mal dont l’annonce viendrait se rassembler pour être avec elle-même dans une parole de révélation ; plus de chance, à moins d’une chance, l’unique, la chance même, pour un recueil de vérité, un legein de l’alethéia qui ne serait plus un dévoilement légendaire ; et plus de chance encore pour tel rassemblement du don, de l’envoi, du destin (Schicken, Geschick), pour la destination d’un « viens » dont la promesse au moins serait assurée de son propre événement. »8383.Id., pp.95-96. Mon esprit critique et mon intuition me poussent ici à croire que le mystère de cette proposition vient au moins autant de ma méconnaissance de l’œuvre de ces deux auteurs que du texte lui-même.
166Laissons ce problème à d’éventuelles recherches futures et revenons donc à la question qui nous intéresse ici, à savoir comment adopter une approche critique et autocritique du ton apocalyptique. Jacques Derrida indique assez précisément sa méthode. La déconstruction doit « mobiliser un très grand nombre et une grande diversité de dispositifs interprétatifs aujourd’hui disponibles. »8484.Id., p.65. L’auteur fait ainsi référence à ces grands penseurs et à leurs discours eschatologiques. En quelque sorte, il faut déconstruire le ton apocalyptique par lui-même. Ce n’est donc pas surprenant que cela s’accompagne d’un « travail second sur le système qui ajointe ce surarmement à lui-même »8585.Id., p.66.. Il s’agit non seulement d’utiliser les ressources de la psychanalyse, du marxisme, du « nietzschéïsme », de la linguistique, de la rhétorique, de la théorie des speech acts, et de la pensée de Martin Heidegger sur l’essence de la technique et l’histoire de la métaphysique, mais surtout de les articuler entre elles, et de questionner ces articulations possibles. Il s’agit donc bien d’une méthode réflexive, une analyse qui revient en boucle sur elle-même.
167Cela lui permet d’ailleurs d’être quasiment sans fin, sans limite. Les luttes de pouvoirs qui mettent en scène et produisent le discours apocalyptique sont sans fin. Les stratégies possibles et imaginables pour masquer ses intentions, pour cacher le fin mot de l’affaire tout en ayant le dernier mot, sont sans cesses renouvelées. Jacques Derrida parle de « motivation éthico-politique » qui ne serait « jamais réductible à du simple ».8686.Id., p.81. Cette formulation correspond tout à fait à ce que je ressens quand je regarde n’importe quel film mettant en scène la fin du monde, ou lorsque que j’écoute un discours politique portant sur les problèmes environnementaux. Comment épuiser par l’analyse les intérêts qui sont en jeu dans ces représentations ? Comment analyser ce qui, dans leurs tons, leurs expressions, leurs procédés linguistiques et narratifs, leurs analogies et leurs métaphores permet de mettre au clair leurs intentions tout en respectant leur complexité ? Et, en même temps, quels éléments de ma propre analyse pourraient subir le même sort ?
168Afin de mettre en pratique cette méthode et de rendre le ton apocalyptique plus tangible, je vous propose un exemple typique : La guerre des mondes, la pièce radiophonique mise en scène par Orson Welles et diffusée en 1938 sur CBS aux États-Unis, mais aussi et surtout la réception qui en a été faite dans la presse, les commentaires et analyses qu’elle a suscités à l’époque et plus récemment.