C. Quelle raison d’être pour les projets de design ?
Introduction
314Nous venons d’interpréter l’éthique de l’avenir de Hans Jonas par le prisme d’une interprétation personnelle de l’idée de projet. Nous avons aussi décrit vers quelles limites cette éthique tendait par l’étude de projets extrêmes. Il est temps de forcer le trait, pour passer de l’interprétation générale vers une façon particulière de penser le projet de design. Bref, voici enfin mon propos sur le design.
1. Pluralité et singularité des projets de design
315Pour ceux qui en font, l’expression « projet de design » sonne déjà un peu faux. Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire un projet de design ? Peut-on vraiment tracer une ligne qui séparerait les projets de design des autres types de projets ? Comment déterminer ce qui distingue un projet de design d’un projet politique ou d’un projet de génie mécanique par exemple ?
316Le plus simple serait de dire qu’il faut que le projet soit fait par un designer. Mais, sans parler du fait qu’il est difficile de définir ce qu’est un designer, il est déjà problématique que ce dernier n’agisse quasiment jamais seul. Sa collaboration avec des pratiquants d’autres disciplines paraît sinon indispensable, extrêmement courante. L’expression « projet de design » permettrait donc de catégoriser un projet dans lequel au moins un designer est intervenu de façon substantielle. Il semble qu’on ne puisse rien tirer de plus que ce maigre critère pour distinguer un projet de design d’un autre projet. En effet, les démarches de design sont si diverses et variées qu’il semble difficile d’en tirer une spécificité singulière.
317Cette expression ne semble pas nous apprendre grand chose. Pourtant, une dimension des projets de design me paraît essentielle par rapport au propos de mon mémoire, même si l’on ne peut pas dire qu’elle soit spécifique au design. Il s’agit de la proposition. Dans la diversité des démarches de design, les projets se rassemblent dans la mesure où ils ont toujours pour intention principale de proposer.
318Cela ne veut pas dire que les designers soient les seuls à faire des propositions. Au contraire, tout le monde est capable de le faire. On parle de propositions politiques, de propositions commerciales, d’embauche, de loi, etc. Néanmoins, on peut dire que la proposition est la spécialité du designer, puisque si on lui enlève cette dimension, il ne reste plus grand chose de son activité. Les projets de design comportent bien de nombreuses prises de décisions et de multiples évaluations. Mais, tous ces actes sont des moyens pour parvenir à formuler une proposition satisfaisante. C’est-à-dire quelque chose d’ouvert, donné à l’interprétation, à l’évaluation et enfin à la prise de décision.
319À force de pratiquer le design, on devient imbattable dans l’art de faire des propositions. Cependant, faire des avances n’est jamais sans conséquence.
2. Quelle est la responsabilité de l’expert en proposition ?
320D’un côté, celui qui propose a une part de responsabilité faible. Il peut légitimement dire « moi je propose, c’est tout » dans le but de se dispenser à l’avance d’avoir des comptes à rendre. La responsabilité semble d’autant plus faible que le designer a parfois peu de pouvoir décisionnel dans les entreprises, les organisations publiques et chez les porteurs de projets au sens large.
321Mais, d’un autre côté, celui qui propose assume une tâche indispensable. Pour se défendre des critiques, il peut dire : « Si tu n’es pas content, tu n’as qu’à proposer quelque chose, toi ! » Autrement dit, il en faut bien certains pour faire des propositions, car cela donne matière à débattre, à critiquer, à choisir, à réaliser et à remettre en question. Sans proposition de design, rien ne se produirait en dehors de ce que l’on pourrait nommer le déterminisme technologique moderne. On pourrait aussi dire, dans une version plus apocalyptique, que la dynamique de la technologie moderne finirait par s’essouffler sans les encouragements et les oppositions proposées par les projets de design.
322Synthétisons cela. Celui qui propose n’est pas entièrement responsable des effets de l’éventuelle réalisation de sa proposition. Par contre, il partage cette responsabilité avec ceux qui évaluent et prennent les décisions. Il est co-responsable dans le sens où il donne un panel de possibilités. Il ouvre des possibilités, dans différentes directions, dans le but d’augmenter les chances d’avènement d’une réalisation dont on pourra collectivement assumer la responsabilité.
323À la fin, ce n’est jamais à lui seul de trancher sur l’existence ou non d’un objet. On entend souvent ce dilemme du designer, pris dans la société de consommation comme un manchot dans le mazout : « est-il encore légitime, en tant que designer, de faire un nouvel objet ? un objet en plus ? » Pour répondre à cette question, il s’agit de dissiper un malentendu de taille : le designer ne « fait » pas les objets, c’est-à-dire qu’il n’est pas la cause opérante de l’existence de l’objet ; il est seulement co-responsable de la mise en forme de la matière en fonction d’un certain usage. Le problème est donc mal posé. Il ne s’agit pas de demander si l’on a besoin d’un objet de plus, mais plutôt de débusquer des lieux où la matière pourrait prendre une certaine forme, répondant à certains usages, et dont on pourrait collectivement assumer la responsabilité de l’avènement. Et si l’on répondait que ce genre de lieu n’existe plus de nos jours, alors la conséquence logique serait d’arrêter toute forme d’activité ayant un impact sur la matière, ce qui revient à se laisser mourir de faim volontairement149149.Sur cette hypothèse, voir Arthur Schopenhauer, Le Monde comme Volonté et comme Représentation, chapitre 69..
324La finalité du design n’est évidemment pas d’augmenter la quantité d’objets présents sur Terre, mais bien de faire des propositions d’activités dont les acteurs peuvent vraisemblablement partager la responsabilité éthique.
3. L’art et la manière de bien proposer
325Pour faire cela, la proposition s’adresse à une audience et doit véhiculer plusieurs choses. Premièrement, la proposition doit exposer la réalisation envisagée. Il s’agit d’abord de montrer et d’expliquer l’idée qu’on a trouvée. Mais la proposition doit aussi convaincre, séduire et faire croire. Ainsi, le mot « projet » renvoie avant tout au mouvement de l’audience lors de la réception de la proposition. C’est le public, au moment de la présentation, qui se projette dans la réalisation potentielle et non pas le créateur isolé lors d’une révélation de l’avenir. En quelque sorte (exception faite au critical design) le projet de design vise l’exact inverse de l’heuristique de la peur. Il s’agit de donner toutes les chances à des propositions qui nous semblent bonnes d’être collectivement jugées comme telles.
326D’une part, il faut que le designer puisse répondre de ses propositions comme étant celles les plus à même d’être assumées par tous les acteurs d’une réalisation potentielle. D’autre part, il faut que les propositions intéressent l’audience au point qu’elle puisse s’y projeter. La dimension essentiellement créative de la pratique de design est ainsi mise en tension, du début à la fin du projet, par deux types d’attentes parfois opposées. On imagine souvent que le designer doit avant tout imaginer ce qui, selon lui, devrait être réalisé. C’est-à-dire trouver des idées et des formes de réalisations plus appropriées à une certaine situation. Cependant, cette mission est complètement subordonnée à l’impératif selon lequel les idées proposées doivent aussi être susceptibles d’intéresser une certaine audience dans sa force décisionnelle.
327Le designer doit intéresser une certaine audience, mais il a aussi le choix de son audience. Le fait que le projet soit une commande n’implique pas nécessairement qu’il doive satisfaire les commanditaires. L’audience peut se trouver ailleurs, à une autre adresse. D’où la dimension souvent subversive des propositions de design. Car dans un système capitaliste, les commandes sont rarement faites de façon démocratique, c’est-à-dire que celui qui passe commande fait rarement partie de ceux qui seront concernés par la réalisation du projet. Le designer a donc la liberté et la chance de pouvoir adresser ses propositions non pas aux commanditaires, mais aux vrais destinataires de l’envoi, à ceux que cela concerne en premier lieu. Ce mouvement a deux objectifs : d’une part, proposer quelque chose de vraiment approprié et, d’autre part, transformer les attentes des commanditaires par l’adhésion d’une audience différente mais elle aussi plus appropriée.
328Prenons un exemple simple. Une marque d’outils de jardinage me commande une tondeuse à gazon. Ils s’attendent à une tondeuse à essence, mais cela ne me semble pas approprié parce que cela consomme beaucoup d’énergies fossiles. Je décide donc de proposer une tondeuse mécanique. Pour que cette proposition soit acceptée, je dois m’adresser aux clients de la marque, afin de mettre en évidence le fait que ce genre de tondeuse conviendrait mieux à la plupart d’entre eux (ce qui représente un vrai défi). Ainsi, il est possible que les commanditaires remettent en question leurs propres attentes, en se projetant à la place de leur client, dans l’utilisation de la machine.
329Bien qu’il ait le mérite d’illustrer la théorie, cet exemple paraît sans doute naïf. Il faut effectivement contrebalancer cette petite histoire avec le point de vue de Günther Anders sur la difficulté de concilier ses valeurs morales individuelles avec l’absence de jugement moral exigée dans le travail de l’employé, celui-ci étant comme encouragé à ne pas se soucier de la finalité de l’entreprise.
330Pour finir mon propos sur le design, précisons un peu le point de départ de la réflexion, selon lequel la spécificité du projet de design réside dans sa valeur de proposition. Le designer fait effectivement des propositions, mais il les fait par le biais d’une production de représentations et de discours. Bien qu’étant essentiellement une proposition, le projet de design est donc aussi déjà une production, déjà un envoi, même si la proposition n’est pas réalisée.
331Le designer a donc une façon d’opérer tout à fait spécifique. Son projet est à la fois une proposition de production et une production de propositions. Cette activité est donc singulière parce qu’elle rend indissociable le propos et le produit, c’est-à-dire le langage et la technique.