B. Quand la technique défie le langage — les limites pratiques du projet
1. Le site d’enfouissement définitif de déchets nucléaires Onkalo, un envoi aux générations futures
291L’exemple du site d’enfouissement de déchets nucléaires Onkalo, en Finlande, est intéressant parce qu’il montre les limites pratiques du projet dans sa dimension temporelle. Plus particulièrement, on en perçoit les limites linguistiques et culturelles.
292Le site est conçu pour durer 100 000 ans. C’est-à-dire qu’il doit contenir de façon complètement hermétique des substances radioactives pendant ce laps de temps. La clôture hermétique doit être assurée sinon cela représente un danger important pour la vie sur Terre, étant donnée la grande quantité de déchets enfouis.
293Ce qui paraît tout à fait facile devient complètement délirant quand il s’agit d’une période de 100 000 ans. C’est bien plus qu’une petite garantie à vie, c’est une garantie qui va bien au-delà de la durée de vie des civilisations connues jusqu’à aujourd’hui, cela dépasse même la durée de notre propre histoire, c’est quasiment une garantie pour l’éternité. Pour étudier cet exemple, je m’appuie sur le documentaire Into Eternity, réalisé par le cinéaste danois Michael Madsen, sorti en 2010. Ce film me semble tout aussi remarquable que le sujet dont il traite, notamment par ses qualités plastiques apocalyptiques assumées et le sens critique exprimé dans la façon de mener les entretiens.
294Onkalo comporte un double défi : d’une part assurer la stabilité purement technique du dispositif de stockage, d’autre part assurer qu’aucun être humain ne sera jamais tenté de pénétrer dans cette cavité. La solution technique est la suivante : un réseau souterrain scellé par du béton. La stabilité du sol rocheux garanti la durabilité de l’installation. D’où le nom du projet Onkalo, qui signifie « grotte », « caverne » ou encore « cavité ».
295Pour ce qui est de la dimension humaine du défi, le film expose les différentes propositions et met en évidence qu’elles restent toutes problématiques. Il y a deux grandes stratégies possibles pour garantir que personne ne cherchera jamais, pendant 100 000 ans, à entrer dans la cavité : entretenir la mémoire du lieu ou compter sur son oubli.
296Premièrement, la mémoire. Pour entretenir de façon certaine la mémoire de ce lieu, il faut d’abord supposer qu’au bout de milliers d’années, les hommes auront probablement oublié de quoi il s’agit. On peut donc disposer des signes d’avertissement sur place, à proximité de l’entrée, qui expliquent ce que c’est, et les raisons pour lesquelles il ne faut pas y aller.
297En préparant cet envoi, le doute surgit immédiatement quant à la bonne réception du message. Comment s’assurer que l’inscription sera toujours comprise dans 100 000 ans ? Quelle langue utiliser ? Ce n’est peut-être pas du texte, mais comment s’assurer de la bonne interprétation des symboles, des dessins, ou de tout autre mode de communication ?
298Pour évaluer les probabilités de réussite d’un tel envoi, on n’a pas tellement d’autre possibilité que de comparer avec la réception d’autres messages en provenance d’autres civilisations du passé. Certes, nous avons réussi à déchiffrer beaucoup de textes de langues mortes, mais cela a été possible grâce à la pratique de l’archéologie, qui n’hésite pas à transgresser les interdits, à explorer les lieux qui justement sont censés restés hermétiques. On pense aux pyramides et aux sanctuaires en tout genre. Dans ce cas, on voit mal ce qui pourrait empêcher d’éventuels archéologues du futur de vouloir découvrir le secret qui se cache dans cette caverne à l’entrée condamnée. Même si les hommes du futur comprenaient l’annonce à l’entrée, rien n’assure qu’ils ne voudraient pas aller voir quand même.
299Ce problème de communication apparaît à cause de technologies dont les effets secondaires ont une portée démesurée. Tout se passe comme si les centrales nucléaires lançaient un défi à nos capacités d’énonciation. À l’évidence, nous ne sommes pas capables d’envoyer un message aux hommes qui vivront peut-être dans 100 000 ans, l’audience nous est trop inconnue. Pourtant, nous y sommes contraints par l’existence même des centrales. Cela fait penser au concept du décalage prométhéen formulé par Günther Anders147147.Günther Anders, op. cit., p.30.. Ainsi, on peut dire que nos capacités humaines de communication et de compréhension sont en décalage avec les conditions technologiques du monde construit. Notre environnement technologique nous impose une tâche qui dépasse la portée de nos langages.
300Mais cette façon de formuler le problème me gène, parce qu’elle dissocie la technologie et le langage, ce qui ne correspond pas à notre définition du projet, qui rassemble justement ces deux dimensions dans un même geste. Ainsi, il convient de considérer les déchets nucléaires comme partie intégrante du projet de la centrale nucléaire. Ils font partie de l’envoi vers les générations futures, ce sont des espèces de lettres d’insultes surpuissantes. Il faudrait donc reformuler le problème du paragraphe précédent de cette façon : nous ne maîtrisons plus ce que véhiculent nos propres projets.
301De ce point de vue, la mission de concevoir de tels signes d’avertissement, des « marqueurs » comme les experts les nomment, est littéralement impossible. Elle a pourtant été confiée à une équipe pluridisciplinaire des Sandia National Laboratories, un organisme privé de recherche scientifique au service du gouvernement des États-Unis, et notamment de la National Nuclear Security Administration (NNSA).
302Plusieurs propositions nous sont parvenues de ce travail. Certaines mettent en scène des stèles aux inscriptions multiples, d’autres des paysages qui communiquent de façon intuitive le danger par leurs formes. Les images produites pour communiquer ces propositions semblent absurdes, tant l’atmosphère mystérieuse dégagée donne envie de savoir ce qu’il y a sous terre. On n’a pas non plus envie de déchiffrer les indications, mais plutôt de creuser pour voir quel dangereux trésor se cache sous terre. Malgré tout, il est difficile d’imaginer ce que l’on pourrait faire de mieux, de même qu’il est difficile d’évaluer la pertinence des propositions autrement que par un jugement intuitif et personnel. Il va sans dire que ce genre de jugement n’a pas beaucoup de poids quand il s’agit de prévoir de façon certaine ce qui pourrait se produire dans des dizaines de milliers d’années.
303La deuxième stratégie pour éviter toute intrusion humaine repose sur l’oubli. Concrètement, il s’agit de ne rien laisser sur place qui pourrait rappeler la présence d’un site d’enfouissement. La terre, les arbres, tout est remis en place comme avant. Ainsi, de générations en générations, nous finirons par oublier qu’il y a quelque chose enterré ici, et il n’y aura plus aucune raison de se mettre à creuser.
304Outre le fait que cela ne nous assure toujours pas que personne ne tombera dessus par accident, cette stratégie est très problématique puisqu’il s’agit d’organiser volontairement l’oubli. Michael Madsen l’indique justement en prenant intentionnellement le ton apocalyptique du prophète de malheur dans cette scène extraite du film.
305L’enfouissement définitif de déchets nucléaires semble donc être une tâche impossible. Nous devons le faire maintenant, mais nous ne pouvons pas savoir si nous le faisons vraiment, puisque la réussite du projet aura lieu dans 100 000 ans. Nous sommes certains de l’existence des déchets pour cette période de temps, mais nous ne pouvons être certains de rien d’autre. Cette impossibilité remet bien sûr en question notre responsabilité vis-à-vis des centrales nucléaires. Mais, cela va plus loin que ce cas particulier, il me semble que tout projet contemporain tende vers ce genre de situation extrêmement inconfortable.
306Tout projet peut être considéré, dans une certaine mesure, comme un envoi vers les générations futures. Cette tâche est plus ou moins facile à assurer, selon le degré d’incertitude lié à sa réception. Dans l’exemple de l’enfouissement de déchets nucléaires, il est si difficile d’anticiper l’interprétation de l’envoi qu’il semble impossible de passer un message volontairement.
2. Albert Speer et la valeur de ruines, une insulte faite aux générations contemporaines
307En ce qui concerne le principe responsabilité, on pourrait poser la question suivante : dans quelle mesure cette responsabilité envers les générations futures doit être assumée au détriment des conditions de vie actuelles ? Autrement dit, quels changements de nos modes de vie sommes-nous prêts à faire, dans l’intérêt des générations futures ? Pour répondre à cette question, j’aimerais la placer dans une perspective historique différente de celle de l’énergie atomique.
308Pour cela, utilisons un autre exemple extrême. Il s’agit de la Ruinenwerttheorie, ou théorie de la valeur des ruines, élaborée par l’architecte officiel du régime nazi Albert Speer. L’architecte explique cette théorie dans ses mémoires148148.Albert Speer, Au cœur du Troisième Reich, Fayard, Paris 1971.. Selon lui, il est souhaitable de construire des bâtiments en prévoyant la valeur esthétique des vestiges qui subsisteront dans des milliers d’années. Ainsi, les bâtiments ne sont pas conçus pour impressionner seulement les contemporains, mais aussi les générations futures.
309Cette théorie s’inspire des vestiges gréco-romains de la fascination qu’ils inspirent toujours aujourd’hui. Albert Speer, prétendait ainsi offrir au IIIème Reich un rayonnement au-delà de la civilisation contemporaine.
310On retrouve l’idéologie technique de l’homo faber poussée à son extrême, ainsi qu’un défi de faire un projet sur des échelles de temps extrêmement longues. La différence est que le challenge est ici choisi volontairement et que la tâche semble être accomplie sans l’ombre d’un doute, avec une arrogance atroce et témoigne d’un véritable mépris pour le temps présent, au profit d’une hypothétique gloire à venir.
311Pour répondre à la question de départ, si le sacrifice nécessaire pour parler convenablement aux générations futures consiste en des crimes contre l’humanité, alors il va sans dire que cela n’a pas de raison d’être. Par contre, s’il s’agit simplement de faire évoluer nos modes de vie, ou encore de ralentir la croissance de notre production industrielle, alors c’est tout à fait acceptable. Il s’agit de garantir au futur les conditions d’existence humaine les plus primaires, en modifiant au minimum nos conditions de vie présente.
312Cet exemple nous montre les limites de ce que l’on peut remettre en question pour maintenir la possibilité d’une existence durable de l’humanité. Par ailleurs, il ne contredit pas les hypothèses émises à partir de l’exemple précédent, à savoir qu’il est impossible de s’assurer de la réception d’un projet à très long terme. En effet, le message esthétique des ruines adressé aux générations futures n’a ici aucun sens. La beauté des ruines n’a de sens qu’à condition d’être considérée comme une interprétation par des gens. Les ruines anticipées ne sont pas belles en elles-mêmes et à l’avance, elles le seront seulement si les gens les interprètent de cette façon. Or, dans ce cas, il semble y avoir très peu de chance que cela se produise, étant données les traces que peuvent laisser les horreurs perpétrées par le régime nazi. De ce point de vue, il s’agit aussi d’un contre-exemple.
313Pour prendre en compte les conditions d’existence que l’on destine aux générations futures, il faut effectivement commencer par porter attention aux conditions de vie acceptables dans le présent. Il est parfois souhaitable de rabaisser son propre niveau de vie, afin de ne pas menacer les conditions de vie des générations futures. En tant que co-responsable d’un projet, il semble pertinent de s’efforcer de considérer ces envois avec les incertitudes techniques et linguistiques qui caractérisent leurs réceptions. Réceptions qui s’enchaînent depuis la première présentation du projet, jusqu’à ce que son influence sur le monde s’estompe, ce qui amène parfois à des temps très lointains.