Arraisonnement, montage vidéo réalisé par Paul Morin à partir d’extraits des films suivants : Terminator Genisys, réalisé par Alan Taylor, sorti en 2015 ; À la poursuite de demain, réalisé par Brad Bird, sorti en 2015. (Accompagnement sonore par Paul Morin.)

C. L’évitement perpétuel et l’arraisonnement de la technologie

88Les idéologies techniques contemporaines ont en commun de répondre à un contexte d’urgence écolo-eschatologique. La pollution en masse de notre planète s’est révélée être la suite de la société de croissance ; les conséquences sociales du développement de la production mondiale sont désastreuses ; l’effondrement de civilisation annoncée devient même un sujet d’études scientifiques. Tout semble donc nous pousser à imaginer un autre cadre de pensée pour les activités humaines.

89Dans la diversité des propositions, la nécessité de la croissance économique est parfois remise en question, parfois conservée, mais une chose semble par contre incontournable : c’est l’impératif de la survie de l’espèce humaine. Les idéaux de la civilisation immortelle ou de la croissance infinie ont pu s’ériger en idéaux absolus parce que la survie de l’espèce n’était pas explicitement mise en jeu par l’activité technique. Tandis qu’aujourd’hui, la subsistance des hommes semble le principal enjeu à partir duquel formuler une conception contemporaine de la technique. Là où la fin du monde était l’extrême limite de la conception de la technique, elle devient l’origine, ou en tout cas le déclencheur, d’une série de nouvelles idéologies naissantes.

90Pour bien percevoir leur nouveauté, il convient de comprendre plus en profondeur ce qu’elles pourraient avoir en commun avec l’idéologie de la croissance. Il semble en effet qu’elles soient basées sur une même conception de la technique dans ce qu’elle a d’essentiel. Essayons donc de comprendre plus en profondeur ce qui constitue l’essence de la technique moderne et dont on peut légitimement se demander si elle est remise en cause actuellement. Pour cela, je propose de commencer cette troisième sous-partie par l’étude du texte La question de la technique de Martin Heidegger.

1. Provoquer la nature pour qu’elle constitue un fond d’énergie disponible

91Le projet de Martin Heidegger dans cette conférence prononcée en 1953 à l’École Technique Supérieure de Munich n’est pas de définir la technique. Il s’intéresse à l’essence de la technique. Pour lui, apprendre à connaître l’essence de la technique permet de « préparer un libre rapport à elle. »3333.Martin Heidegger, Essais et conférences, la question de la technique, Tel Gallimard, Paris 2014. P.9. Cette intention semble répondre aux idéologies précédentes dans lesquelles on sentait bien que la technique ne nous libèrerait pas.

92L’auteur commence à répondre à cette question par un lieu commun : la technique est l’ensemble des moyens par lesquels les hommes répondent à une fin. Cette définition de l’essence de la technique, qu’il nomme « conception instrumentale et anthropologique de la technique »3434.Id., p.10., est exacte mais incomplète. En effet, elle ne permet pas de faire la distinction entre, par exemple, une girouette et une centrale nucléaire. Les deux sont bien des moyens en vue d’une fin. Pourtant nous savons que la centrale est plus dangereuse, et qu’elle pourrait échapper à notre contrôle. Cette conception instrumentale de la technique nous laisse donc dans une position de faiblesse. Nous cherchons alors à devenir maître de nos productions. « Cette volonté d’être le maître devient d’autant plus insistante que la technique menace davantage d’échapper au contrôle de l’homme. »3535.Id., p.11. Cependant, il ne faut pas croire que ce désir de contrôle nous mène vers une forme de liberté avec la technique. La liberté ne peut pas venir d’un rapport de domination sur les objets techniques, mais bien d’une connaissance de l’essence de la technique.

93Pour ne pas tomber dans les carcans d’un rapport direct avec les objets techniques, il faut chercher l’essence de la technique. Peu importe que nous soyons effrayés, fascinés ou même indifférents face aux objets techniques, chercher à les maîtriser ne nous mènera en aucun cas vers une forme de liberté. Il faut donc dépasser la définition instrumentale de la technique. Pour ce faire, l’auteur montre d’abord que l’instrumentalité est du domaine de la causalité. En effet, le moyen est une cause de la fin et la fin, elle aussi, est une cause du moyen.3636.Id., p.12. Quand on parle de moyens et de fins, la causalité est omniprésente. Il s’agit donc de comprendre mieux ce qu’est la causalité.

94Martin Heidegger s’appuie ensuite sur la conception philosophique traditionnelle héritée d’Aristote, selon laquelle la causalité est composée de quatre types de causes : la causa materialis ; la causa formalis ; la causa finalis et la causa efficiens. Pour mieux comprendre cette doctrine, il convient de préciser que la cause au sens où Aristote et ses contemporains l’entendent, n’est pas la cause que nous considérons aujourd’hui. Il ne s’agit pas de ce qui « opère », mais de ce qui « répond d’autre chose ».3737.Id., p.13. Pour reprendre le même exemple que dans le texte — une coupe d’argent pour les sacrifices — cette doctrine ne s’intéresse pas tant à l’opération qui fabrique la coupe, qu’à l’apparition de cette coupe dans le monde. Pourquoi cette coupe est-elle là devant moi ? Voilà la question à laquelle Aristote cherche à répondre. Ainsi, la causa materialis désigne le fait que la matière est « co-responsable »3838.Ibid. de la coupe, au même titre que la causa formalis désigne le fait que la forme de la coupe en est « co-responsable ». La matière et la forme répondent de la présence de la coupe. La causa finalis est aussi responsable de la coupe mais d’une façon particulière, puisque c’est elle qui lui donne un usage, une fin. Il s’agit du télos. L’auteur précise que l’on traduit ce mot grec par « but », mais qu’il s’agit avant tout pour Aristote de nommer l’usage qui est responsable de la forme et de la matière de la coupe. Cette coupe existe parce qu’elle a sa place dans un certain usage, une certaine raison d’être. Enfin, l’artisan est responsable, par sa considération des trois dernières causes, de la production de la coupe, il incarne la causa efficiens.

95Cette apparition de la coupe se fait sur le mode de la « pro-duction »3939.Id., p.16. (hervor-bringen), c’est-à-dire que la technique fait venir la coupe au jour, par un geste de dévoilement. S’il manque une des quatres causes, la coupe reste occultée, elle n’est pas présente dans le monde. Au contraire, la pro-duction dévoile la coupe en la rendant présente. Elle était déjà là en puissance et l’artisan la révèle par son activité technique. L’auteur signale ici que ce dévoilement se nomme alètheia en grec, traduit veritas par les Romains, vérité en français. La technique est donc « un mode du dévoilement »4040.Id., p.18.. Il retrouve cette même conclusion en étudiant le mot grec technè qui signifie la capacité à faire apparaître quelque chose, à dévoiler quelque chose qui n’est pas encore devant nous. Celui qui fabrique une chaise la produit techniquement dans la mesure où il la fait apparaître dans le monde.

96Nous arrivons maintenant au point qui nous occupe dans cette partie, à savoir l’essence de la technique moderne. Quelle distinction y a-t-il entre la technique traditionnelle des artisans (que nous venons d’évoquer plus haut) et la technique moderne qui fait apparaître des centrales nucléaires dans le monde ? Ce sont deux modes différents du dévoilement de la vérité. En effet, la technique traditionnelle dévoile le monde sur un mode pro-ductif, tandis que la technique moderne dévoile le monde sur un mode pro-vocateur4141.Id., p.20.. Le mot pro-vocation doit être compris au sens de donner une vocation aux choses, de requérir une certaine réponse de leur part. Provoquer, c’est poser une question en sachant à l’avance la réponse, et dans le seul but d’obtenir cette réponse. C’est bien là le rôle des sciences de l’ingénieur, qui permettent de connaître la réponse des éléments naturels avant même de les questionner. Pour reprendre l’exemple du texte, comme nous savons que le courant d’une rivière fera tourner une turbine, alors nous construisons une centrale hydroélectrique sur le Rhin pour qu’il la fasse fonctionner. La rivière est alors provoquée à faire tourner la turbine, on lui demande de la faire tourner. De la même façon, la turbine provoque l’alternateur, qui lui-même provoque le courant électrique, etc.

97L’imaginaire lié aux smart-grids est tout à fait parlant pour illustrer ce rapport au monde. On appelle smart-grids les réseaux électriques dits « intelligents » dans la mesure où ils embarquent des capteurs d’activité à différents niveaux afin de s’auto-réguler. Pour donner à voir le fonctionnement de ces réseaux le moyen le plus courant est une image entre le schéma et l’illustration.

Un illustration de smart-grid trouvée sur internet.

98Elle prend l’apparence d’un microcosme artificiel, une image de synthèse dans laquelle tout est entièrement là pour distribuer l’énergie : les pylônes, les câbles, les panneaux solaires, même les maisons sont réduites à des entités consommatrices d’énergie. C’est comme si le monde entier avait été recréé en miniature, dans une version idéale où absolument toute l’énergie était stockée et distribuée de façon optimale. La popularité de ce genre d’image exprime bien le fantasme d’un monde « énergétiquement » mis à nu et complètement « artificialisé ».4242.Cette popularité se remarque bien dans le clip vidéo (visible plus bas) de Bertrand Piccard, inititateur du projet Solar Impulse. Une série d’images illustre les progrès amenés par les innovations technologiques dans le domaine de l’énergie (énergies renouvelables, efficacité énergétiques des bâtiments, etc.). Ce sont toutes des photographies, attestant de la réalité des inventions, sauf la dernière image, présentant les smart-grids. Celle-ci est une image de synthèse, accentuant la dimension idéale et rêvée d’un monde complètement artificiel et optimisé.

99Ainsi provoqués, les éléments (naturels et techniques) sont « commis »4343.Id., p.22. à des tâches bien spécifiques. Martin Heidegger ajoute que cette pro-vocation, comme mode de dévoilement, dévoile les choses en les dirigeant : « Direction et assurance (de direction) sont même les traits principaux du dévoilement qui provoque. »4444.Ibid. Cela me rappelle la définition du mot « déterminé » que j’avais tentée en introduction. Il s’agit de ce qui est guidé par une direction plutôt que par un but, de sorte que cela ne s’arrête jamais d’avancer, toujours dans le même sens — sont déterminés, par exemple, les mots qui font partie d’une terminologie, ou les personnes qui n’aiment pas butter devant une clôture. Ainsi, il apparaît clairement que l’idéologie de la croissance et du développement infinis correspondent à la dimension pro-vocatrice de la technique moderne : elle dévoile le monde par une direction — « vers le haut » — et non un but — « à telle hauteur ». L’idéal de la croissance ne donne aucun but, il donne une direction. La formulation « croissance infinie » semble alors un peu redondante : s’il s’agit uniquement de la croissance, alors elle est forcément infinie.

100Cette concordance entre l’essence de la technique moderne et l’idéologie de la croissance n’est pas très surprenante, puisque l’idéologie de la croissance est inscrite en plein dans les temps modernes. Ce qui m’intéresse avant tout, c’est de savoir si cette dimension pro-vocante de la technique comme mode de dévoilement se retrouve aussi dans les nouvelles idéologies techniques, notamment celles qui s’opposent à l’idéal de la croissance. Pour répondre à cette question il convient de porter une attention particulière à l’énergie. En effet, comme nous l’indique Martin Heidegger « Le dévoilement qui régit la technique moderne est une pro-vocation (Heraus-fordern) par laquelle la nature est mise en demeure de livrer une énergie qui puisse comme telle être extraite (herausgefördert) et accumulée. »4545.Id., p.20. La spécificité de la technique moderne est donc visible dans le fait que la matière ne forme plus des objets, mais des fonds d’énergie dévoilés et mis à disposition. Voici donc mes interrogations : les idéologies contemporaines de la technique sont-elles en accord avec la pro-vocation de la nature, sa réquisition comme fonds d’énergie décrite par Martin Heidegger ? et/ou sont-elles en quête d’un autre mode de dévoilement du monde ?

101Cette question m’intéresse notamment parce que le philosophe met en garde contre ce mode de dévoilement provocant de la technique. Il nous dit de nous méfier du fait que l’arraisonnement (Gestell), c’est-à-dire ce qui fait que nous sommes commis à commettre, ou provoqués à provoquer, ou encore ce qui nous envoie sur le chemin de la technique moderne, cela nous menace. Le « danger »4646.Id., p.36. est bien là, parce que l’arraisonnement peut être occulté par notre réponse à cette provocation. Cela nous provoque à commettre la technique moderne, à tout considérer comme un fond d’énergie potentiel, nous y compris. Nous sommes comme absorbés par cette tâche qui nous est commise, nous nous y adonnons, alors nous ne nous rendons pas compte que quelque chose nous a mis dans cette situation, et que cette chose est justement ce qui nous pousse à dévoiler le monde. C’est un peu comme d’avoir la tête dans le guidon et de ne plus avoir conscience de la route4747.À propos de cette attitude de pensée, il se pourrait bien qu’elle corresponde à mon projet Énergie humaine, transmission mécanique et fruits dans lequel l’homme est pris comme la source d’énergie la plus « propre » au monde, puisqu’entièrement renouvelable et toujours présente là où l’on se trouve. Probablement parce qu’il est trop peu efficace, le corps est très peu exploité comme fonds d’énergie par la technique moderne. Au contraire, elle s’incarne par la motorisation de systèmes mécaniques. Pourtant, d’un certain point de vue, proposer le corps comme nouveau moteur revient à pousser à son paroxysme la logique de la technique moderne..

102Or, nous ne sommes pas obligés de voir le monde comme un ensemble de fonds d’énergies à révéler. Ce risque de ne pas être conscient de l’essence de la technique moderne est d’autant plus dommageable que ce mode de dévoilement pro-vocateur n’est pas le seul qui existe. Il y a le mode de dévoilement pro-ductif par exemple, qui révèle en faisant apparaître des objets. Le danger ne vient donc pas des machines et des objets techniques qui nous entourent, mais bien de l’arraisonnement qui, en nous envoyant sur le chemin de la technique moderne « nous masque l’éclat et la puissance de la vérité »4848.Id., p.37.. La « vérité » désigne ici tout ce qui pourrait nous être dévoilé par la multitude et la diversité potentielle des modes de dévoilements techniques, mais qui reste occulté à cause d’un dévoilement exclusivement provocateur.

103Il est tout à fait envisageable, et même fortement souhaitable d’imaginer d’autres modes de dévoilement technique. C’est bien là l’objet de cette sous-partie : y a-t-il déjà parmi les nouvelles façons de concevoir la technique, des propositions qui remettent en cause la conception moderne ? Y a-t-il déjà des propositions qui élargissent l’horizon des activités humaines au-delà la pure réquisition des ressources de la nature ?

2. La peur de l’épuisement et les énergies renouvelables

104Quand on pense « techniques contemporaines » et « énergies », l’expression « énergies renouvelables » surgit spontanément. Mais que signifie cette expression ? Quel rapport au monde amène-t-elle avec sa définition ?

105Les énergies renouvelables, comme leur nom l’indique, proviennent de sources dont le renouvellement naturel est supérieur à la consommation que l’on en fait. Cela comprend deux idées : d’une part, la source se renouvelle naturellement, c’est-à-dire qu’elle se rend disponible sans que l’homme n’ait besoin d’intervenir ; d’autre part, la consommation que l’on en fait ne dépasse pas cette production naturelle.

106En ce qui concerne la première idée, elle s’inscrit bien dans la lignée de la technique moderne dans la mesure où la nature est révélée comme un fond d’énergie disponible. Le soleil n’est pas considéré comme l’astre à l’origine de la vie sur Terre, ou comme une puissance sacrée qu’il convient de louée, mais plutôt comme une source d’énergie que nous pouvons requérir quasiment à l’infini par le biais de la technique. Les panneaux solaires, par exemple, ne sont pas des objets mais des éléments d’une chaîne énergétique dans laquelle le soleil est inséré, tout comme le fleuve du Rhin dans l’exemple précédent. Vu sous cet angle, on comprend pourquoi la définition précise l’idée d’un renouvellement naturel. L’énergie solaire est certes une source qui se renouvelle naturellement, mais l’énergie photovoltaïque par contre ne se renouvelle pas naturellement, elle dépend entièrement de notre capacité technique à produire des panneaux solaires, elle n’est donc pas renouvelable. Ce qui nous amène vers une drôle de conclusion : aucun objet technique ne fonctionne directement par une énergie renouvelable, puisqu’il est lui-même artificiel. Pour être précis, le panneau solaire transforme une énergie renouvelée par la nature pour la rendre disponible ou « commissible » à l’homme. Il la transforme en fonds d’énergie.4949.C’est pourquoi la renouvellement de la source d’énergie ne suffit pas à faire d’un système technique quelque chose de renouvelable à l’infini. Il faut en réalité étudier tout le cycle de vie de l’objet, et tenter de comparer l’énergie nécessaire à sa production, à son usage et à sa fin de vie avec l’énergie que le système a rendu disponible. Si le système produit plus d’énergie qu’il n’en a consommé pour exister, alors on peut espérer que le jeu en vaille la chandelle. L’énergie solaire est naturellement renouvelée, tandis que l’énergie électrique photovoltaïque est potentiellement renouvelable, selon la conjoncture technologique.

107Il me semble ici opportun de revenir sur la peur de la saturation propre à la société de croissance. Comme nous l’avons vu avec l’exemple du film Soleil vert, l’idéal de croissance amène avec lui cette angoisse d’être submergé par les produits. Cette peur de surabondance de matière, s’accompagne d’une peur d’épuisement énergétique. Cette idée est en effet présente tout au long du film : la plupart des appareils ne fonctionnent plus ; les voitures sont immobiles ; il faut pédaler pour s’éclairer. Il y a quelque chose d’assez logique dans la combinaison de ces deux inquiétudes : pour produire beaucoup de marchandise, il faut dépenser beaucoup d’énergie. L’idée de l’énergie renouvelable répond donc bien à la peur de l’épuisement propre à l’idéal de la société de croissance. Le recyclage combat l’angoisse de la saturation par les produits, les énergies renouvelables combattent la peur de l’épuisement des ressources.

L’épuisement des fonds d’énergie et l’usage du corps comme dernière source d’énergie dans le film Soleil vert, réalisé par Richard Fleischer, sorti en 1973.

108Mais ne nous laissons pas séduire par cette symétrie. Le recyclage est bien au service de la vivacité du système productif, mais il y a dans l’idée de l’énergie renouvelable quelque chose de plus qu’une simple réaction interne à la société de croissance. En suivant strictement la définition théorique, on est forcé de prendre en compte les limites de production et de consommation : la croissance économique n’est plus infinie. En effet, le caractère renouvelable dépend de la capacité naturelle de la source à se renouveler et aussi — c’est ce qui nous importe — de la quantité que nous consommons5050.Il s’agit toujours ici de la quantité d’énergie que nous consommons de la source naturelle, mais aussi celle qui nous a été nécessaire pour mettre en place techniquement toute la chaîne énergétique.. Prenons un exemple extrême : théoriquement, si nous consommions extrêmement peu de pétrole, celui-ci serait une source renouvelable. L’idée de l’énergie renouvelable, bien qu’inscrite dans l’essence de la technique moderne, y ajoute une notion d’équilibre entre la production naturelle et celle de l’homme. L’équilibre dont nous parlons est connu depuis longtemps, par exemple dans le secteur de la sylviculture. La forêt, considérée comme un fonds d’énergie et de matière disponible, est une ressource renouvelable à condition que la consommation que l’on en fait ne dépasse pas la régénération naturelle du bois par le biais de la croissance des arbres.

109L’idée de l’énergie renouvelable peut donc être interprétée au moins de deux façons dans notre construction idéologique. Premièrement, dans le cadre de pensée de la société de croissance, c’est une réponse à la peur de l’épuisement. Deuxièmement, par rapport à l’essence de la technique moderne, c’est un enrichissement dans la mesure où elle modère la pro-vocation de la nature en fonction de ses capacités de régénération, d’où l’idée d’une relation respectueuse avec la nature — ce qui l’oppose à l’idéal de croissance infinie.

110Ce paradoxe est l’un des ressorts dans les débats qui opposent les partisans de la croissance à leurs opposants. Mais l’ambiguïté a plus de chances de profiter à l’idéal de croissance. Consommer toujours plus en étant certain que les énergies ne s’épuiseront jamais est bien plus séduisant que de consommer de moins en moins sans même pouvoir s’assurer de la durabilité des systèmes qui transforment l’énergie. Il est un exemple des plus frappants de l’instrumentalisation des énergies renouvelables pour le compte de l’idéal de la croissance économique : c’est le discours tenu par Bertrand Piccard, psychiatre et aéronaute suisse, connu pour avoir fait le premier tour du monde en ballon en 1999, et aussi pour être à l’origine de Solar Impulse, un projet de circumnavigation en planeur solaire. La teneur de son propos est complètement explicite dans cette courte vidéo.

Old Techs Are Lame, Bertrand Piccard nous explique en quoi les vieilles technologies sont mauvaises. Visionnée le 16 avril 2015.

111Les anciennes technologies sont mauvaises, il faut en faire table rase, les changer par des neuves, c’est-à-dire installer les systèmes de transformation des énergies renouvelables, assimilés comme des entités elles-mêmes renouvelables. Si nous ne faisons pas cela rapidement, « les énergies renouvelables ne suffiront jamais. » Avec ces propos, Bertrand Piccard ravive la peur de l’épuisement, elle-même constitutive du mythe de la croissance infinie, dans le but de créer une plus forte demande en énergie renouvelable. La renouvelabilité des types d’énergie semble ici se confondre avec le renouvellement des équipements, au sens commercial. Cela renvoie à deux objectifs : la stimulation de l’économie et la réduction de l’empreinte environnementale. « Nous devons remplacer les vieux systèmes polluants avec les technologies propres et efficaces actuelles. Cela créera des emplois, générera du profit… ET protégera l’environnement ». Ces deux objectifs ne sont effectivement pas antinomiques, mais il n’est pas certain que la production intensive d’objets techniques puisse réduire notre impact sur l’environnement, surtout si l’on suit ce conseil : « Ne demandez pas aux gens de sacrifier leur style de vie, donnez-leur des appareils énergétiques efficaces »5151.« Don’t ask people to sacrifice their life style, give them efficient energy devices » (traduction par moi-même). Il s’agit d’une des « solutions concrètes pour un futur propre » (« Concrete solutions for a Clean Future ») exprimée par Bertrand Piccard sur le site futureisclean.org, consulté le 9 février 2016.. Pourtant, il me paraît douteux que nous ne devions pas changer de mode de vie, que le simple progrès technologique puisse résoudre le problème du changement climatique et nous mettre à l’abri pour toujours. Peut-il y avoir une solution miracle pour ce qui apparaît à l’évidence comme plus qu’un simple problème technologique ?

112On peut déduire de la deuxième interprétation de l’idée de l’énergie renouvelable (une modération de l’activité humaine en fonction de ce que peut soutenir la nature) la nécessité de réduire l’intensité de la production dans certaines conditions. En effet, s’il s’avère qu’une certaine ressource est exploitée au-delà de sa capacité de régénération, si l’on demande d’elle plus que ce qu’elle peut durablement donner, alors il faut lui en demander moins. Ainsi, non seulement la croissance est limitée, mais la décroissance devient parfois nécessaire pour rétablir l’équilibre entre la technique et les cycles naturels. Cette logique, qui paraît évidente dans la gestion d’une forêt, est aussi proposée d’une façon plus globale. Le mot décroissance, dans le champ politique, fait ainsi référence au renoncement et à l’opposition clairs et nets à l’idéal de la croissance, en faveur d’une réduction des activités de production, et même des activités économiques en générales afin de poursuivre un idéal d’épanouissement. Serge Latouche écrit, au sujet de la construction d’une société de la décroissance : « Il s’agit de la recherche de modes d’épanouissement collectif qui ne privilégieraient pas un bien-être matériel destructeur de l’environnement et du lien social »5252.Serge Latouche, Le pari de la décroissance, Librairie Arthème Fayard/Pluriel, 2010. P.149..

113Ce nouvel idéal politique mettrait un terme à l’adoration de l’Économie, mais aussi de la Technique, considérées dans les sociétés laïques occidentales, depuis les Lumières, comme de nouvelles divinités5353.Id., p.284.. Tout comme on a parlé d’a-théïsme pour s’opposer au pouvoir des institutions théologiques, il faudrait aujourd’hui parler d’a-croissance pour s’opposer aux institutions de la croissance, c’est-à-dire de supprimer le culte de la croissance. Ce projet de Serge Latour se distingue-t-il vraiment du non-projet de Jean Baudrillard ? Convaincu de ne pas pouvoir formuler une critique de mythe de la société de consommation sans y être incorporé, il préfère attendre « les irruptions brutales et les désagrégations soudaines qui, de façon aussi imprévisible, mais certaine, qu’en mai 1968, viendront briser cette messe blanche. »5454.Jean Baudrillard, op. cit., p.316.. Peut-être Jean Baudrillard attendait-il justement que cet athéisme de la croissance et de la société de consommation rompe sa vénération. La distinction réside dans le mode d’action plutôt que dans le but. Jean Baudrillard attend la révolte tandis que Serge Latouche encourage la formation d’un programme politique en accord avec cette nouvelle non-croyance.

114La décroissance n’est donc par un concept ou une théorie politique, mais plutôt un appel à prendre de la distance critique par rapport à l’impératif de croissance, de la démystifier, afin de repenser l’activité humaine. Il s’agirait évidemment aussi de contrer ce qu’il nous semble mauvais dans la société moderne, notamment l’asservissement au système de production et de consommation. L’auteur fait d’ailleurs référence à Hannah Arendt, dont les notions d’œuvre et d’action politique pourraient bien reprendre leur importance au sein de la vita activa, tout comme la contemplation de la vita contemplativa5555.Ce rééquilibrage de la condition de l’homme serait notamment lié à la réduction du temps de travail, et à la reconquête du temps libre comme temps d’épanouissement de soi et des liens sociaux. Serge Latouche, op. cit., p.235.. Ce que la croissance moderne nous a ôté, la décroissance future a vocation à nous le rendre.

115Pour recentrer mon propos sur la notion d’idéologie technique, j’insiste sur le fait que Serge Latouche — tout comme Hannah Arendt — évoque le retour de l’œuvre dans la production technique comme un retour à une forme d’équilibre dans la condition de l’homme. Les conditions seraient ainsi plus favorables à son épanouissement individuel et collectif. De la même manière, Martin Heidegger conclut et ouvre sa conférence en évoquant le potentiel de l’art, considéré comme activité technique au sens de pro-duction qui révèle. Le domaine de l’art, comme il se distingue de l’effervescence dans laquelle la technique moderne se déploie, pourrait bien donner accès à un libre rapport à la technique. Nous aurions donc beaucoup à apprendre de l’idéologie de l’homo faber, en tout cas de son rapport à la technique. Il ne s’agit évidemment pas de faire une rechute, de retomber dans la peur de l’effondrement accompagnant l’idéal de la durabilité. Il s’agirait plutôt de redécouvrir le rôle de la technique en considérant les produits comme des objets et non uniquement comme des fonds d’énergies, ni uniquement comme des signes de différences sociales, ni uniquement comme des biens au service de la vivacité de la croissance. Comme le dit Jean Baudrillard : « nous savons que l’Objet n’est rien, et que derrière lui se noue le vide des relations humaines, le dessin creux de l’immense mobilisation de forces productives et sociales qui viennent s’y réifier. »5656.Jean Baudrillard, op. cit., p.316. L’objet n’est donc rien en lui-même, au mieux, il ne peut être qu’une trace de notre épanouissement individuel et collectif — autrement dit, voilà ce qu’il doit toujours garder en lui pour ne pas menacer notre épanouissement.

3. La peur de la destructivité de la technique

116Nous venons d’entrevoir ce qui entre en considération quand on essaie de penser une production qui ne menace pas notre épanouissement individuel et collectif : il faut continuer à considérer nos produits comme des œuvres bien qu’ils se laissent aussi interpréter comme des biens de consommation, des signes et des fonds d’énergie. N’est-ce pas la profession du designer ? N’est-ce pas là sa plus essentielle croyance ? Quel que soit le mode dominant d’apparition de l’objet (signe, bien ou fond d’énergie) le designer semble être là pour révéler sa part réifiée, ce qu’il supporte, accueille et contient de l’histoire des hommes sur Terre — contenu sans cesse réinterprété et donc enrichi.

117Cette proposition est aussi idéologique. Elle répond à une inquiétude que l’on pourrait formuler ainsi : « L’idéal de la croissance me fait peur parce qu’il me domine, qu’il oblige à produire toujours plus ; ce qui contredit mes croyances et mes propres idéaux. Son emprise sur la société où je vis est telle qu’il semble impossible d’y échapper. » Avec cette proposition, me voilà donc délivré d’une angoisse de l’asservissement ou de l’aliénation qui caractériserait la pensée moderne face à la technique moderne. Mais, je ne suis pas délivré d’un autre type d’angoisse : celle qui rapproche la fin du monde de l’instant présent, toujours en se fondant sur des considérations technico-pratiques. C’est une peur de la fin du monde imminente. Avec elle, il est peut-être même déjà trop tard. Certains l’ont ressentie pendant la guerre froide, à l’époque où la guerre nucléaire semblait imminente, d’autres la ressentent aujourd’hui, alors que l’on prédit — ou que l’on décrit ? — l’effondrement de la civilisation occidentale et la 6ème extinction massive d’espèces vivantes.

118Il s’agit de la peur de la destructivité de la technique. C’est-à-dire de la possibilité que l’activité technique cause l’anéantissement des hommes et de la vie en général. Plus précisément, la possibilité qu’une activité technique opérationnelle, ou plutôt opérante, soit en même temps la cause de la fin du monde. Par exemple, si les armes nucléaires sont opérationnelles — c’est-à-dire que l’on sait à l’avance qu’elles produisent l’effet technique voulu, l’explosion — et surtout opérantes — c’est-à-dire qu’elles sont effectivement mises en action — alors, cela pourrait détruire toute forme de vie sur Terre.

Scène de fin du film Docteur Folamour ou : comment j’ai appris à ne plus m’en faire et à aimer la bombe réalisé par Stanley Kubrick sorti en 1964.

119Cette peur de l’objet technique menaçant la vie dérive directement de l’équivoque décrite par Martin Heidegger sur la notion de cause. Dans son sens commun, la cause est « ce qui opère », à savoir « obtenir des résultats, des effets »5757.Martin Heidegger, op. cit., p.13.. Avec cette définition, la réaction en chaîne de la bombe nucléaire a pour effet une explosion, qui a pour effet une guerre mondiale, qui a pour effet l’anéantissement de la vie. Jusqu’ici la causalité est sans surprise. Cela devient plus troublant quand on remonte plus haut dans la chaîne causale pour trouver la cause de la bombe. En effet, ce qui opère la bombe, c’est l’homme, et ce qui opère l’homme, on pourrait dire que c’est la vie elle-même. Tout se passe comme si la vie, dans l’enchaînement mécanique de ces opérations, en venait à vouloir s’autodétruire.

120Certes, cela n’est pas complètement improbable. L’hypothèse de la pulsion de mort proposée par Sigmund Freud dans son ouvrage Au-delà du principe de plaisir semble ici bienvenue pour interpréter cette drôle de logique de l’histoire de la Vie. Cependant, voir dans la possibilité d’une guerre nucléaire totale une expression, ou même une vérification bio-technologique de la pulsion de mort serait une conclusion précoce.

121Car, comme nous l’avons vu plus haut, la causalité n’est pas seulement ce qui opère, c’est plus généralement « ce qui répond d’une autre chose »5858.Ibid.. Ainsi, il convient de se poser la question suivante : de quoi répond la bombe atomique ? Qu’est-ce qui répond de sa présence ici et maintenant ? Pour reprendre la grille d’analyse d’Aristote : la causa materialis de la bombe est le métal et l’uranium enrichi qui la compose ; la causa formalis est la forme de la bombe, sa conception entièrement mise en plan, qui permet de créer la réaction en chaîne lors de son usage. Ces deux premières composantes renvoient donc aux développements conjoints de la technique et des sciences physiques. Comme nous l’avons vu dans l’exemple précédent, la causa efficiens (le producteur de l’objet) et la causa finalis (l’usage de l’objet) sont intimement liées puisque le producteur est censé déceler dans le monde l’usage qui donnerait à l’objet sa raison d’être en tant que matière mise en forme. Or, dans le cas de la bombe atomique, il y a une ambiguïté de taille, puisque le producteur de l’objet, celui qui répond de sa présence, répond à la fois de son usage et de son non-usage. En effet, la bombe nucléaire est actuellement considérée comme une arme de dissuasion. Elle doit techniquement être opérationnelle, justement pour éviter une opération militaire. Il y a donc un fort ressort psychologique dans la définition de la causa efficiens de la bombe atomique : pour que la dissuasion fonctionne, il faut être convaincu qu’il ne s’agit pas de dissuasion. La causa efficiens doit être équivoque pour être efficace. C’est le principe du bluff. Pour considérer que la causa efficiens de la bombe est la dissuasion géopolitique, alors il faut aussi considérer qu’elle peut aussi être dans l’avènement d’une guerre nucléaire. La puissance géopolitique qui cherche à s’affirmer par la production de la bombe, si elle veut vraiment s’affirmer, doit aussi être prête à détruire l’humanité. Que voulons-nous alors en produisant un tel objet ? Difficile à dire, Aristote nous laisse un peu sur notre fin…

122Il n’est pas surprenant qu’à partir de la causalité d’Aristote on ait du mal à appréhender la présence d’un tel objet dans le monde, puisque la technique qui l’a engendré agit sur un mode pro-vocant. La bombe atomique est certainement un des exemples les plus frappants de la technique moderne comme décrite par Martin Heidegger, parce qu’elle dévoile une quantité d’énergie incroyablement grande, et disponible instantanément. Les catégories de la technique traditionnelle qui impose un usage pour répondre de l’existence d’un objet semble ici en décalage. La bombe existe d’abord comme la révélation d’une forme d’énergie inconnue, issue de recherches scientifiques ; c’est en quelque sorte après coup, que l’on perçoit l’application militaire et politique. Ce n’est pas l’usage de la bombe atomique qui répond de sa présence, mais d’abord la simple découverte d’une nouvelle forme d’énergie.

123Pour revenir à l’hypothèse de Sigmund Freud, il faudrait alors chercher à savoir si la volonté de dévoiler toute l’énergie du monde, c’est-à-dire l’arraisonnement, obéit à la pulsion de mort. La pulsion de mort signifie le mouvement spontané et irrépressible des choses vivantes individuelles vers l’état inerte. Il s’agit d’un retour à un état antérieur, une répétition du même. Un acte de dévoilement peut-il alors suivre une logique de la répétition ? Il semble que non : ce qui est dévoilé est dévoilé. On ne peut pas dévoilé plusieurs fois la même chose. La répétition du dévoilement crée forcément de la nouveauté : des découvertes à chaque fois nouvelles. On pourrait donc considérer l’arraisonnement de Martin Heidegger comme un blocage intense de la logique de répétition de la vie qui a pour conséquence une accélération accrue des processus d’évolution en créant sans cesse de la nouveauté. Cependant, ces blocages, ces faux pas dans la valse des répétitions décrite par Freud, ne sont pas censés nous rapprocher de la mort ou même de l’extinction, au contraire ils expriment une pulsion de vie. Si l’espèce humaine s’éteint à cause de son activité technique moderne, on ne peut donc pas dire, en s’appuyant sur Sigmund Freud, qu’elle obéit à la pulsion de mort.

124Il reste que la technique moderne nous angoisse. Elle propose ou plutôt elle impose son service de mise à disposition d’énergie. Peu importe l’usage, pourvu que l’énergie soit disponible à tout moment. Le dévoilement constant de toute cette énergie ne fait qu’augmenter sans arrêt les risques de destruction. Il faut sans cesse, et de plus en plus, éviter que l’énergie ainsi révélée ne soit utilisée à de mauvais usages, des usages susceptibles de détruire la vie. Il faut veiller au bon usage de l’énergie, qu’elle soit libérée convenablement.

125Il s’agit par exemple des politiques visant à réduire la consommation d’énergie fossile. Nous cherchons à réduire la consommation et non à réduire l’extraction de pétrole. Le danger que représente l’émission de gaz à effets de serres lors de la combustion de ces énergies ne remet pas en cause le bien fondé d’extraire du pétrole. Au contraire : au plus on comprend le danger de l’utilisation de cette source d’énergie, c’est-à-dire qu’elle libère du dioxyde de carbone qui était stocké — caché — depuis très longtemps, au plus on désire le dévoiler et savoir quelle quantité il en reste. À la limite, l’idéal serait d’avoir extrait entièrement le pétrole de la croûte terrestre, d’en disposer dans une réserve, mais de ne pas avoir à s’en servir tant on aurait su réduire notre consommation. L’énergie serait ainsi complètement dévoilée et disponible, mais son usage serait strictement évité, grâce à une gestion irréprochable des risques et au développement de formes moins polluantes d’énergie.

126Ce dernier scénario suit complètement la pensée de l’essence de la technique moderne. Mais il existe aussi d’autres propositions pour faire face à la peur de la destructivité de la technique. Elles vont plus loin que la simple restriction des usages. Par exemple, les manifestants anti-nucléaires qui s’expriment au Japon contre la reprise des réacteurs5959.Philippe Mesmer, « Le Japon relance le nucléaire, malgré l’hostilité de sa population », consulté le 11 février 2016. ne souhaitent pas réduire leur consommation, mais simplement cesser ce type de production d’énergie qu’ils jugent trop dangereuse. De la même façon, les traités de non-prolifération des armes nucléaires et de désarmement progressif signés au niveau international témoignent d’une prise de conscience du danger que représente la simple mise à disposition de telles quantités d’énergie. Le danger est d’autant plus facile à percevoir que l’énergie est disponible pour une fonction essentiellement destructive. Pour ce qui est des centrales nucléaires, c’est lors des catastrophes que le risque devient évident. D’où la vivacité de l’opinion publique au Japon, tout le monde se souvient de la catastrophe de Fukushima en mars 2011. Dans ces deux derniers exemples l’essence de la technique moderne semble être remise en question. En effet, elle est modérée par le danger que représente la révélation de grande quantité d’énergie sur la survie des hommes. La notion de survie intervient à l’échelle territoriale lors d’accidents catastrophiques et à l’échelle mondiale avec la possibilité d’une guerre nucléaire totale.

127Cette dernière possibilité est rendue évidente à la fin de la deuxième guerre mondiale par la destruction des villes de Hiroshima puis de Nagasaki par deux bombes nucléaires. La portée de l’explosion et surtout des retombées radioactives exposent au grand jour la capacité technique de détruire le monde, de le rendre invivable pour la plupart des organismes, avec seulement quelques objets de ce type. Cette situation inédite est traitée comme sujet philosophique par plusieurs auteurs des années 1950, dont Günther Anders. Avec son essai Sur la bombe et les causes de notre aveuglement face à l’apocalypse, le philosophe explique que ce qu’il y a d’inquiétant dans cette situation, ce n’est pas tant la capacité de l’humanité à s’autodétruire que son incapacité spécifique à assumer les responsabilités que ce pouvoir implique.

128L’auteur commence par analyser la condition de l’employé au sein de l’entreprise moderne. L’activité de celui-ci est entièrement dédiée à la réussite de l’entreprise, il est à son service. Cette activité se fait sur le mode de la collaboration, c’est-à-dire qu’elle est « à mi-chemin entre l’activité et la passivité »6060.Günther Anders, l’Obsolescence de l’homme, sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle, éditions de l’encyclopédie des nuisances, éditions ivrea, Paris 2002. P.321.. Quand l’homme travaille dans ces conditions, alors il est instrumentalisé. Günther Anders, avec sa méthode de pensée basée sur l’exagération, illustre cette condition de l’homme par l’exemple des « collaborateurs » du régime nazi, qui auraient participé aux pires atrocités sans se rendre compte de leur culpabilité. Dans une entreprise, au sens large, les bons travailleurs sont ceux qui ne se soucient pas de la finalité de leur activité, mais seulement de bien servir l’entreprise. On peut travailler à la production d’ogives nucléaires sans pour autant être responsable d’une guerre nucléaire. Ainsi, la moralité du travail est complètement déconnectée de la moralité du produit du travail : « c’est l’“absence de conscience morale” qui règne dans l’entreprise »6161.Id., p.322.. Pour bien servir l’entreprise, il ne faut pas remettre en question, ni même connaître sa finalité.

129Or, l’entreprise et son mode de travail par l’instrumentalisation sont caractéristiques de l’époque moderne selon l’auteur. Ce qui est inquiétant, puisque le pouvoir de façonner le monde semble ainsi complètement concentré dans les mains des grands chefs d’entreprise. Mais Günther Anders ajoute qu’il y a en fait une double attente morale pour l’homme moderne. Il faudrait, d’une part, que chacun mette en mode OFF sa conscience morale lors du travail dans l’entreprise, et, d’autre part, qu’il la mette en mode ON lors de la vie ordinaire. Conserver une conscience morale en dehors de la sphère de l’entreprise et l’oublier lors du travail. Cela lui paraît quasiment impossible, et sans réel intérêt, pour deux raisons : 1) la plupart des tâches importantes quant à l’avenir de l’humanité semblent s’accomplir au sein des entreprises ; 2) vivre avec ces deux attentes morales signifierait vivre comme un « schizophrène ».

130Cette impossibilité de répondre à la fois des attentes de l’entreprise et de celles de la conscience morale semble toujours d’actualité. Peut-on travailler pour Coca-Cola et consommer de la nourriture issue du commerce équitable ? Peut-on travailler pour Dassault et être militant pacifiste ? Peut-on travailler pour Google et dénoncer la toute puissance des entreprises transnationales ? Autant de positions inconfortables qui se négocient avec des stratégies personnelles diverses. La plus évidente, celle que déplore Günther Anders, est d’abandonner ses convictions morales au profit de celles de l’entreprise. Dans le cas où l’on peut choisir l’entreprise dans laquelle travailler, le choix peut être orienté par la valeur éthique de la finalité de l’entreprise. Enfin, il est possible, souhaitable, mais certainement difficile, d’intégrer une entreprise et de travailler pour en changer le but, depuis l’intérieur. Dans tous les cas, la nécessité d’adopter une stratégie personnelle est déjà symptomatique d’un rapport compliqué avec la morale.

131Pour revenir au propos de Günther Anders, quel rapport entre cette omniprésence de la mentalité de l’entreprise dans la vie ordinaire et l’aveuglement face à l’apocalypse ? Les liens sont multiples. Premièrement, comme les hommes ne sont plus vraiment des acteurs de leur travail, ils s’y adonnent, restent « insouciant[s] »6262.Id., p.326.. Deuxièmement, comme leur travail ne se termine jamais du fait d’un accomplissement, les travailleurs ne pensent participer à aucun projet de société, ils n’ont plus conscience de l’avenir de leur monde. Cette tendance paraît criante avec le travail à la chaîne, lors duquel l’activité complètement cyclique semble en dehors de toute temporalité. L’auteur en sait quelque chose puisqu’il a lui-même travaillé en tant qu’ouvrier pendant son séjour aux États-Unis. Troisièmement, comme le travail et sa finalité sont déconnectés, les hommes tendent à ne plus avoir de conscience morale. Les conditions de l’époque moderne nous mettraient donc dans une situation où nous serions incapables de nous intéresser à notre avenir et de nous questionner quant aux valeurs éthiques de l’avenir que nous construisons. Enfin, nous sommes convaincus que « tout produit reste « moralement neutre » »6363.Id., p.327. parce que tout objet est pour nous un moyen et non une fin. La bombe atomique n’est qu’un moyen. On ne juge pas de la moralité d’un moyen, tout dépend de la fin. Nous n’avons donc aucune raison de nous inquiéter de l’existence d’un produit tel que la bombe atomique.

132La peur de la destructivité de la technique va de pair avec la sensation d’impuissance face aux développements de la technique. Tout se passe comme si rien ne pouvait vraiment freiner l’apparition frénétique de nouvelles sources d’inquiétudes.

133Spontanément, le reproche que l’on voudrait faire à Günther Anders, c’est qu’il exagère. On aurait raison de faire la remarque tant tout semble perdu d’avance. Cependant, il ne prendrait pas la remarque pour un reproche puisqu’il annonce et affirme l’exagération comme sa méthode philosophique. Il nous explique, dès le début de son essai, que comme le sujet du danger de la bombe atomique est occultée des discussions contemporaines alors il est nécessaire « d’être outranciers et d’exagérer »6464.Id., p.263.. Comme l’objet de l’étude est un point aveugle, il faut forcer le contraste et de le rendre explicite. Cela peut sembler tautologique. Comme nous sommes aveugles, il faudrait nous faire voir avec plus de force notre propre cécité. Qu’est-ce qui nous prouve que nous sommes aveugles ? et non que l’auteur veut simplement nous en persuader ? Pourtant, la méthode est très constructive et parlante. Elle rend le propos percutant. Voilà sans doute le point décisif de la justification de la méthode : « Il convient donc de trouver un ton qui puisse être intelligible au plus grand nombre et de faire de la philosophie populaire. »6565.Ibid. je souligne. Avec ce sujet, il ne s’agit plus de faire de la philosophie irréprochablement rigoureuse, mais bien de faire éclater au grand jour un danger menaçant l’humanité entière. Le milieu universitaire n’est pas le seul menacé par le péril nucléaire, tout le monde pourrait y passer, et tout le monde devrait agir pour l’empêcher. Comme l’explique Günther Anders : « Sur certaines questions, on passe à côté de l’essentiel si l’on se trompe de destinataire. »6666.Ibid.

134Prenons le temps d’étudier cette dernière phrase. À qui s’adresse au juste l’auteur ? S’adresse-t-il aux destinataires de la « philosophie populaire » ? Leur explique-t-il en quoi ce qui va suivre leur est destiné, ce qui explique son côté non-académique ? Ou s’adresse-t-il plutôt aux universitaires qui pourraient lui reprocher un ton trop exalté ? Moi-même, qui ne suit pas étudiant en philosophie, dois-je oui ou non prêter attention à la maladresse de cette remarque à propos de l’adresse ? Qui est au juste ce « on » qui ne doit pas se « tromper de destinataire » alors qu’il est lui-même le destinataire ?

135Il est clair que l’exagération mise en œuvre par l’auteur atteint son but, c’est-à-dire de rendre explicite et alarmant, ce qui passe habituellement inaperçu. Le ton de Günther Anders sert à révéler ce qui est occulté, à annoncer et sonner l’alarme de la fin du monde, justement dans le but de l’éviter. Ce ton exalté se retrouve dans beaucoup de textes du discours écologique au sens large. Par discours écologique, nous entendons les discours qui se construisent en opposition à la destructivité de la technique moderne, depuis la bombe atomique jusqu’à la détérioration globale de notre milieu de vie par les objets du quotidiens. Comme nous l’explique Hicham-Stéphane Afeissa dans un article intitulé « Des radiations persistantes » il y a en effet une forte filiation entre les textes par exemple de Günther Anders sur le péril nucléaire et ceux de Hans Jonas sur le principe de responsabilité.6767.Hicham-Stéphane Afeissa, « Des radiations persistantes », le magazine littéraire n°557-558, juillet-août 2015. Pp.84-87. Une filiation évidente sur le fond, puisque ce dernier étend la méfiance de la bombe atomique vers tous les objets techniques comportant un risque pour les hommes. Mais aussi une filiation dans la forme, puisque Hans Jonas adopte lui aussi un ton alarmant. Il s’explique en insistant sur le fait qu’il faut avoir peur et faire peur si nous voulons anticiper la menace de ce que nous produisons. Mais nous reviendrons sur cette notion de l’heuristique de la peur dans la troisième partie, car il semble important d’analyser le ton sur lequel ces auteurs s’expriment pour mieux comprendre leurs propos.

Conclusion de la première partie

136Avec cette première partie, nous avons exploré différentes façons de concevoir la technique. J’ai cherché à savoir quels idéaux pouvaient la mener, et quelles craintes ces idéaux amenaient avec eux. Ainsi, une activité technique menée par l’idéal de la réification de l’homme et de la stabilité de l’œuvre amène avec elle la peur de l’effondrement en tant que chute soudaine et simultanée des constructions et des structures sociales réifiées. De la même manière, une activité technique dirigée par l’idéal de la croissance et du développement amène avec lui une peur de la saturation par des biens matériels et de l’épuisement des ressources. En réaction, d’autres conceptions de la technique émergent actuellement. Menées par l’idéal de la survie de l’espèce humaine, elles remettent parfois en question la conception moderne de la nature comme pur fonds d’énergie destiné aux hommes. La notion d’énergie renouvelable modère l’intensité de la consommation. L’idée de décroissance invite à penser l’épanouissement comme nouvel idéal pour guider l’activité humaine. La plupart des alternatives à la technique moderne propose de redonner de l’importance de la notion d’œuvre et à la poésie dans les processus de production et dans notre rapport au monde.

137Pour nous faire sortir des dangers de la conception moderne de la technique, plusieurs philosophes ont recours à un ton particulier. Ils l’empruntent pour nous alerter et nous expliquent qu’il faut, plus que jamais, s’alarmer. Ce discours qui annonce la fin du monde pour l’éviter, dans le cadre d’une réflexion philosophique, pose déjà le problème de son explication. Peut-on garder le même ton pour expliquer le ton que l’on est contraint de prendre ? Peut-on délivrer au même destinataire un message et l’explication du ton sur lequel on le délivre ? Comment parler de sa propre façon de parler quand il est question de la fin du monde ?